C4 : La justice est-elle accessible à tous et toutes aujourd’hui ?
Jean-Paul Brilmaker : Non. D’une part pour des raisons financières et d’autre part pour des raisons culturelles. Sur la question culturelle, c’est clair que si vous appartenez à des couches de population dont le mode d’expression et la facilité de communication sont plus grandes, vous serez plus facilement compris des juges, des avocats, ou des auxiliaires de justice. Pour les raisons financières, oui, c’est aussi un handicap. Moins vous avez d’argent, moins vous avez accès à un panel de défense, moins vous pouvez introduire des procédures. Outre la problématique des avocats, il y a des procédures qui sont très chères, par exemple la procédure en cassation, les appels…
C4 : Depuis que vous avez débuté votre carrière, avez-vous l’impression que de plus en plus de gens ont du mal à payer leur frais de justice ?
J-P.B. : Oui, la preuve est simplement statistique. Les prestations pro deo ont explosé en terme de chiffres ces 10 dernières années, à Liège notamment. Pour moi, une nouvelle frange de la population qui avant n’était pas complètement pauvre est tombée dans les conditions du pro deo: ces sont les allocataires sociaux. Il y a vingt ans d’ici, ils arrivaient encore à tenir le coup. Aujourd’hui, les divers types d’allocations sociales ne permettent plus de payer un loyer convenable, lequel représente aujourd’hui assez souvent la moitié de l’indemnité mensuelle, sans compter les dépenses pour l’éducation des enfants, etc. Ces gens n’ont plus le budget pour se défendre et doivent recourir aux avocats pro deo. On peut également observer un certain nombre de travailleurs qui ont des salaires ridicules, à peine au-dessus du minimum interprofessionnel et qui, au moindre problème, se retrouvent dans la pauvreté. S’ils sont surendettés, ou s’ils ont des personnes à charges, ils ont droit à un pro deo.
C4 : Prestez-vous en Pro deo ?
J-P.B. : J’ai fait du pro deo pendant 25 ans (totalement gratuitement pendant 15 ans), mais je n’en fais plus, parce que cela prend beaucoup de temps et puis parce que je ne suis pas d’accord avec le système qui privilégie plus la quantité que la qualité des prestations. En effet, vu la valeur largement insuffisante du point (25 euros), les avocats sont obligés de multiplier les prestations pour tenter d’être rémunérés à peine correctement, et cela même si nombre d’entre eux déploient beaucoup d’efforts et de conscience professionnelle.
Les points sont calculés sur base d’une grille et à chaque type de prestation correspond un certain nombre de points. Exemple : une procédure complète au tribunal du travail vaut 15 points. Si l’on sait qu’elle va durer plusieurs mois et demander assez bien de travail, de frais, de déplacements, etc, il est clair qu’une rémunération brute (frais inclus !) de 375€ ne permettra pas à un avocat de gagner sa vie, payer le loyer, le secrétariat, le téléphone, et se payer des honoraires : c’est ridicule.
Donc, certains avocats multiplient les procédures, pour avoir le plus de points possibles. En matière pénale, par exemple, dans le cas d’une personne qui est en détention préventive et qui comparait tous les mois devant la chambre du Conseil, l’avocat va faire appel à chaque fois et engranger des points. L’appel est inutile, parce qu’il sait bien que la personne ne sera pas libérée si c’est une infraction d’une certaine importance, mais en attendant, les points tombent. Ce sont des pratiques qui nuisent à l’image de l’avocat et qui sont dûes au fait que l’Etat se fiche complètement de rémunérer convenablement la défense des justiciables et plus particulièrement des justiciables pauvres.
Pour ma part, ça ne me convient pas du tout, parce que je fais du travail qui ne correspond en rien à une addition de points dans des grilles. Si je travaille pendant des semaines sur un dossier pour après aller chercher un ou deux points, ça ne vaut pas la peine. Le fait de ne
plus travailler en pro deo me permet d’apporter plus de soin au travail que je fais.
C4 : Que fait-on des personnes qui n’ont pas droit au pro deo, mais qui n’ont quand même pas les moyens de payer un avocat ?
J-P.B. : Ces sont les couches intermédiaires, qui ne peuvent pas déduire les honoraires de leurs revenus professionnels et qui peuvent théoriquement souscrire une protection juridique auprès d’une assurance spécialisée, pour une prime variable selon le risque couvert (en général, le divorce n’est pas couvert…). Par ailleurs, il n’est guère simple de négocier le tarif avec un avocat vu le caractère partiellement imprévisible de la durée, des frais, de la complexité et de l’issue d’un dossier. Parfois on peut se mettre d’accord sur un tarif horaire et arrêter quand cela devient trop lourd…
C4 : Un dossier traité par un pro deo a-t-il autant de chance de « gagner » qu’un dossier équivalent traité par un avocat rémunéré ?
J-P.B. : Oui, dans la mesure où il y a de plus en plus d’avocats qui travaillent en pro Deo. Il y a pas mal de jeunes avocats qui compensent leur manque d’expérience par une bonne connaissance des dossiers et une bonne conscience professionnelle. Ces jeunes avocats qui sortent des universités ont peut être aussi des connaissances plus récentes des lois. Maintenant, je sais par expérience qu’il y a pas mal de gens qui refusent de consulter des pro Deo alors qu’ils sont dans les conditions.
C4 : Un avocat peut-il travailler gratuitement ?
J-P.B. : Oui, cela m’arrive tout le temps. En général, s’il n’y a pas de procédure suivant la consultation, je ne la fais pas payer. Je ne suis pas le seul, je puis vous l’assurer.
C4 : Le fait qu’en Belgique il n’y a pas de barème pour les honoraires ne crée-t-il pas une forte concurrence entre les bureaux d’avocats, laquelle pourrait nuire à l’accessibilité de la justice pour tous ?
J-P.B. : Non, au contraire. Le fait que les pro deo représentent 40% de la population a plutôt tendance à tirer les honoraires vers le bas. Par contre, il y a cette loi qui existe depuis quelques mois : le tribunal condamne désormais la partie perdante à rembourser une partie forfaitaire des honoraires de la partie gagnante, ce qui peut tourner régulièrement aux alentours de 1200 euros (pour les dossiers non évaluables en argent). Cela a un effet sur l’accessibilité à la justice. Les particuliers vont réfléchir à deux fois avant de se lancer dans une procédure de peur de la perdre, alors que les entreprises vont faire rentrer ce risque dans leur frais.