Les sensations communiquées par l’organe de l’ouïe sont les plus vives. (Sade)
Par ailleurs, la musique est devenue un des vecteurs les plus puissants de nos sociétés de contrôle. En utilisant son pouvoir d’influence, on fabrique les comportements compulsifs tournés vers la consommation. Le flux musical est un « objet temporel » qui coïncide avec le temps de nos consciences. En cela, loin d’être inoffensif, l’écoulement musical possède des pouvoirs de suggestion et de captation de l’attention extrêmement puissants, que le marketing s’est empressé d’exploiter afin de stimuler la surconsommation pulsionnelle de biens et de services (y compris politique ! Les « stars » de la chanson fournissent une plus-value non négligeable aux candidats).
Il est grand temps, dans ce contexte, de nous interroger sur les changements sociaux que la musique peut produire et comment sa fonction se transforme aux mains d’une industrie dont le moteur essentiel est devenu le « marketing ».
Consommation par la musique
Une guerre acharnée se livre autours de nos oreilles. A l’heure du « capitalisme culturel » (J. Rifkin), les questions esthétiques – liées bien évidemment à des problèmes politiques, économiques, physiologiques, technologiques… – sont devenues déterminantes. Il s’agit avant tout désormais, pour les entreprises, d’induire des comportements aux consommateurs en phase avec leurs produits. Dans ce contexte, le charme qu’exerce la musique se révèle comme pouvoir de modélisation particulièrement influent. Sans parler des publicités qui se glissent souvent entre les morceaux !
Financés par de grands groupes de distribution, c’est dans les années ’50
que sont apparus les instituts de «recherche des motivations ». Leur noble mission consiste à analyser les comportements pour nous inciter à acheter tel ou tel produit : parvenir à vider le subconscient, cerner les différentes personnalités et trouver leurs faiblesses profondes. Dans les grandes surfaces, les magasins de mode, les galeries marchandes, le choix « musical » ne doit dès lors rien au hasard. Des berceuse ou des excitants musicaux, en fonction du milieu visé, sont minutieusement déterminés par une armada de techniciens et de spécialistes en sciences humaines. Ces « marketers » ont en effet recours aux apports de la psychologie, de la sociologie, de l’anthropologie, de la psychanalyse, etc.
Par exemple, une musique lente ralentit la marche : plus les clients restent dans le magasin, plus ils consomment. Au contraire, dans les fast-food où l’on souhaite multiplier au maximum les services, les dirigeants optent plutôt pour des musiques beaucoup plus cadencées. Thierry Lageat, responsable marketing d’une société de recherche en « marketing sensoriel » ne s’en cache pas : « Le son est un puissant stimulant d’achat ». Des experts, appelés de manière élogieuse « les oreilles d’or » (sic), sont chargés de trouver les sons qui stimuleront l’acheteur : « On essaie de développer des normes pour définir ce qu’est un son agréable et porteur de sens. Par exemple, un son claquant est symbole de sécurité. D’autres sonorités vont inscrire, dans l’esprit du consommateur, l’idée de dynamisme, de fraîcheur ou encore de luxe ». Ou encore : « On cherche à optimiser les sons qui vont mettre en appétit ».
Consommation de la musique
Il n’y a pas de musique sans instrument. Celle-ci nous vient toujours par la médiation d’un appareil. Mais, il fut un temps où compositeur et instrumentiste étaient indissociables. Ensuite, vint l’époque des partitions, puis des enregistrements. Avant l’apparition du phonographe, les sons n’étaient pas reproductibles « tels quels ». Les auditeurs devaient forcément savoir jouer, ou écouter quelqu’un sachant jouer.
Il faudrait entendre, à ce propos, la fameuse formule du théoricien des médias Marshall Mc Luhan : le média, c’est le message. Autrement dit, les dispositifs de diffusion ne sont pas neutres, loin de
là. Ils métamorphosent en profondeur nos réalités, induisent des comportements, inventent un tout nouvel espace vital. Et ce, selon nos capacités ou non à les accueillir, à inventer des usages non mortifères de ces nouveaux arrivants dans notre monde…
Aujourd’hui, la prolifération des appareils menace la possibilité même d’une écoute musicale, en ce qu’elle produit une dissociation grandissante entre les producteurs et les consommateurs. Cette coupure ouvre le champ aux marketing, essayant à tout prix et sans vergogne de constituer des audiences, de créer un public, de produire des parts de marché en alimentant en contenus musicaux les industries de programmes, que financent en grande partie les annonceurs publicitaires.
En outre, l’intérêt se tourne désormais d’avantage sur les machines de diffusion que sur le contenu de ce qu’elles diffusent. C’est d’ailleurs, de manière plus ou moins explicite, ce qu’énonce l’industrie de plus en plus clairement : la musique n’est là que pour stimuler la vente d’appareils d’écoute. Soumises à la dictature du court terme, les entreprises produisent une socialisation excessivement rapide de l’innovation sous forme de produits qui deviennent ainsi intrinsèquement et toujours plus rapidement jetables, car soi-disant obsolètes.
Ces produits high-tech se multiplient dans nos espaces publics. Des néo-nomades dans leur intérieur portatif, flottant dans leur bulle musicale, se promènent sans aucun égard envers ce qui peut se passer autour d’eux, fermés à la rencontre de l’autre, autistes face aux événements extérieurs : le cocooning glacé se met en mouvement. On peut le comprendre ! Le paysage physique que nous traversons à grande vitesse nous traverse aussi à son tour. Le sentiment d’irréalité, que la circulation et les marchandises engendre, peut susciter aussi le désir de créer un petit espace amniotique, maternant et mélodieux. Nos musiques favorites peuvent devenir infiniment plus familières que les rues de notre propre quartier, peuplées par la lumière lunaire des magasins.
Entre poison et remède
Pas de fatalisme ! Face au modèle des sociétés de contrôle, de plus en plus défaillant, nous avons la possibilité d’élaborer un nouveau type de création et d’écoute musicale qui reposerait, non plus sur la figure du consommateur mais sur celle de l’amateur. Celui-ci pourrait distinguer les musiques construites et/ou émises à des fins commerciales, des autres, pourrait sentir qu’une écoute en tout lieu d’une musique subtile peut nuire à celle-ci, pourrait discuter (de musique !) dans le métro plutôt que de s’enfermer dans sa forteresse auditive. Les initiatives ne manquent pas… Encore faut-il être « à l’écoute ».
Tandis que règne la passivité de nombreux auditeurs poursuivis machinalement partout, tandis que l’homogène prospère dans nos rues, apparaissent aussi des pratiques novatrices d’utilisation et d’apprentissages, grâce aux nouvelles technologies : pour que l’écoute et la création forment deux pôles qui tendent de plus en plus à interagir. Les technologies sont des « pharmakon » : à la fois poison et remède. Il nous incombe d’apprendre à en faire un usage judicieux.