2. Il est quatre heures, un DJ s’éveille

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Emilio D., c’est ainsi qu’il se nomme, a le regard légèrement porcin, le crâne dégarni, le ventre qui pend et se permet de siffler ma copine quand elle prend son café sur le balcon. Il ne fout rien de la journée à part empoisonner les oreilles de tout le monde et faire la sieste en caleçon, allongé par terre dans un rayon de soleil en attendant que sa femme lui fasse quelque chose à bouffer quand elle rentrera du boulot. Puis il partira au sien. Il est DJ.

Il mélange des morceaux d’eurodance avec des hymnes disco, des samples ragga, des nappes de synthétiseur et des chants de foule de supporters mais, quoi qu’il produise, c’est de la musique pour moelle épinière qui ne dépareille pas dans sa boîte d’ivrognes post-pubères: des grosses basses avec une mélodie syncopée en boucles de quelques secondes, agrémentées de sons kitsch, de rugissements préorgasmiques bidouillés au vocoder et de petits halètements de « bitches » soupirant en chœur ; puis les basses qui stoppent d’un coup, une montée progressive dans les aigus, le rythme qui s’accélère, le volume qui augmente doucement, excitation, trépidation eeeeet… boum ! retour des basses et du reste dans un concert de mugissements satisfaits. Et ça peut durer comme ça pendant des heures. Il faut être sévèrement aliéné, drogué ou ivre pour supporter ça plus de quelques minutes. Peut-être est-ce cette musique qui a fait de lui ce qu’il est devenu, allez savoir. Il y en a qui aiment ça.

Mon premier réflexe, confronté aux productions terrifiantes du cher homme, a été d’incriminer son matériel. Une telle puissance de nuisance sonore par un homme seul n’aurait pas été possible, me disais-je, avant l’invention des amplificateurs électriques. Mauvaise cible: que seraient devenus les subtiles intonations de Franck Sinatra, Nat King Cole et Chet Baker sans un micro pour les capter et les restituer au centuple?

En fait, mon habituel réflexe semi-technophobe n’a pas grand intérêt en matière musicale. Les musiciens sont souvent des expérimentateurs, qui passent leur temps à bidouiller tout ce qui peut servir à produire des sons, les enregistrer ou les déformer. Toute l’histoire musicale du XXe siècle est étroitement tributaire des évolutions techniques: grâce au 33 tours, les musiciens de jazz purent étendre leurs compositions au-delà des quatre minutes permises par les disques 45 et 78 tours; le faible coût de pressage des disques et l’apparition simultanée de la photocopieuse permirent aux groupes punks de la fin des années 70 de produire eux-mêmes leurs propres albums, échappant à la censure des majors; le développement de l’électronique a permis les monstruosités d’Emilio ainsi, heureusement, que de nombreux courants musicaux électroniques parfois jouissifs comme la psytrance, de longs morceaux psychédéliques rapides, complexes et envoûtants très populaires à la fin des années 90 et au début des années 2000.

Certes, depuis l’apparition des moyens de reproduction technique de la musique, celle-ci a considérablement changé. Les disques et la radio, en leur temps, ont détruit les traditions musicales populaires, la musique de nos arrière-arrière-grands-parents ; plus guère de familles ne chantent ou ne font de la musique ensemble, nous avons trop l’habitude d’entendre de la musique parfaitement interprétée. La musique est devenue une affaire de professionnels, un investissement éducatif pour développer la sensibilité et la mémoire des enfants, ou encore un loisir pour se détendre; mais elle a été expulsée de la vie de tous les jours et notamment du travail. Il n’y a pas de «chant des managers», d’« hymne de l’eurocrate » ou de «complainte des intérimaires », ce lien entre chanson et activité qui existait dans les sociétés traditionnelles (les peintres en bâtiment, cela dit, semblent conserver une certaine propension à siffler en travaillant, bien agréable pour qui passe par là). J’ai l’impression que les derniers à faire vivre une musique traditionnelle sont, chez nous, les Tsiganes d’Europe centrale ou
les mendiants… La musique, sous l’influence de la technique, suit les caractéristiques de cette dernière, à commencer par la concentration. Les disques sont un des vecteurs les plus efficaces de l’homogénéisation culturelle de notre monde ; déjà, il y a huit ans, dans un Vietnam qui s’ouvrait doucement, les jeunes écoutaient la musique américaine sur MTV ; au Togo, il y a 6 ans, les jeunes des villes imitaient les rappeurs US, en apprenant l’anglais, les valeurs et les poses de l’ado mondial. Le français, cette langue si précise mais hélas si monocorde, a un «marché» bien plus restreint que l’anglais…

Mais, au-delà de ce lamento, il faut considérer ce qu’a permis l’irruption en peu de temps de dizaines de nouvelles façons de produire des sons. Le phonographe, par exemple, après avoir été au cœur des révolutions musicales de l’après-guerre, le jazz, le rock, et contribué à l’apparition d’une nouvelle forme de vie sur Terre : l’adolescent, s’est vu détourner par un DJ new-yorkais qui, en inventant le scratch, en a fait un instrument à percussion. Le développement ultra-rapide d’Internet et la possibilité de s’échanger gratuitement des fichiers sonores, ayant pris l’industrie du disque par surprise, a redonné son lustre au concert et à l’événement maintenant que l’enregistrement lui-même n’a presque plus de valeur marchande. Dorénavant, tout peut être mélangé avec n’importe quoi ; certains musiciens et compositeurs ont une vision musicale plus proche de celle d’un programmeur qu’un instrumentiste virtuose pour qui l’interprétation d’une œuvre flirte avec l’exploit sportif. Brian Eno, célèbre compositeur de musique ambient des années 70 toujours actif, mélangeait déjà sans complexes chants d’insectes, bruits urbains et nappes synthétiques dans des compositions quasi dénuées de structure rythmique. Pour Peter Shapiro, journaliste musical américain, «les musiciens électroniques ont arraché la musique occidentale à des liens et des entraves séculaires et ont créé leur propres configurations sonores multi-dimensionnelles. En intégrant dans leur musique les bruits de la ville, en trafiquant le coeur de leurs machines, en plongeant tête la première dans des univers mystérieux, en réactivant des rituels oubliés et en s’imaginant de nouvelles identités, ces musiciens se sont ouverts à l’idée que la machine, supposée nous déshumaniser, peut très bien, en réalité, nous rendre plus humains» 1]. Hélas, trois fois hélas, il y aura toujours des Emilio parmi nous, et des gens comme moi pour s’en plaindre…

Notes:

  1. « Modulations, une histoire de la musique électronique», Allia, 2004, p.10.[6831

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