Fragments de journal

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Lundi : Ce matin à 8h, Le contrat social de Rousseau, je n’ai pas le bouquin, mais mon prof est sympa, elle nous fait la philo aussi.
J’attends le réveil de ma mère pour lui piquer une paire de collants, il pleut.
Elle se réveille, j’en profite pour lui demander, oui, sauf les nouveaux Chantal Thomass, elle dit.

22h : Lundi soir c’est jour de patate, je veux dire que ma mère revoit tout à l’horizontale et à la verticale, on va déménager illico presto de l’immeuble qui lui réclame trois mensualités de retard, « on va nager dans le bonheur »… On a dîné d’une salade romaine avec pomelos, pois chiches, ail, vinaigre balsamique, huile d’olive, beaucoup de pois chiches.
Mon Idée prend forme tous les soirs, je n’ai pas besoin de beaucoup de sommeil.

Mardi : Même si j’ai cours à 10h, je n’ai pas le temps, ça me gave les habits. Je mets quoi ?

17h : Ma mère n’est pas là, je regarde la télé, je n’en pense pas moins, je décompresse, j’étais la seule en cours d’allemand, j’en ai pris plein la tronche, je n’avais pas fait le devoir, j’ai dit au prof, je suis en révisions de bac, elle a répondu, oui justement. Je n’ai pas compris « justement. » J’en ai rien à foutre des états d’âme de Schumacher et comment il a gagné et perdu ses courses de bagnole.
La voilà…

22h30 : Le feuilleton était nul, mais nous le savions, j’ai tenu un tiers du film, ma mère s’est endormie, impossible de la réveiller, j’ai débarrassé la table.
Je parle avec Florine sur MSN. J’attends Quentin.

00h : Quentin est enfin arrivé. J’ai fait mine, en fait j’avais enlevé mon gilet noir même s’il ne fait pas chaud en ce mois de juin, le débardeur était glauque, mais c’est quand même mieux ainsi. Nous avons parlé de la suite. Te quiero, voilà ce qu’il me dit dès que je m’échauffe, à la webcam j’affiche le ton cool genre j’ai le bac en tête et rien que ça et tu peux faire la fête sans moi, c’est de la balle. Il dit plus rien. J’éteins.
Putain, Le contrat social, je ne retrouve pas le bouquin.
Je ferme, ciao !

Mercredi : Rien… Sauf ma mère qui jubile parce qu’on a eu gain de cause quant à l’humidité ambiante de l’appart, on va avoir du fric pour déménager, on va se retrouver dans un trois pièces tout neuf à la Coulée Verte. J’aurai quelques stations de métro de plus à faire pour aller au lycée, le déménagement aura lieu avant le bac. Maman, t’es nulle !
Mon père a appelé de Lausanne, il se fait du souci pour mon bac, je l’ai rassuré, c’est dans la poche du kangourou, rapport au voyage avec lui en Australie quand il faisait les repérages pour son docu. Rousseau m’emmerde, ça, je ne lui dis pas. Je lui envoie des photos du nouvel appart. Je le calme, personne ne me calme. Quentin m’a envoyé la dernière vidéo de Amy Winehouse. On la kiffe.
Au lit, j’ai révisé une partie de mon programme d’histoire-géo.

Jeudi : Mon acné disparaît, tant mieux, saloperie, quelques traces rouges, il paraît qu’au laser ça peut foutre le camp. J’ai peur de toutes ces interventions, je peux gerber rien qu’à l’idée d’une prise de sang, pourtant je dois en faire, mon pater a des problèmes de phlébite, et c’est peut-être génétique… Faut que je prenne rendez-vous dans un labo dixit la mother.
Quentin m’a embrassée, je ne le dis à personne, je ne sais pas si j’embrasse bien. J’aime bien. Je ne peux même pas écrire ce que j’éprouve. C’est bon, voilà. J’ai un peu peur. Il faut que je prenne la pilule. Quentin dit qu’il peut acheter des préservatifs. Je lui fais confiance.
Quentin je le vois pas souvent, il est aux beaux-arts à Nantes. Il a fini son année. Il arrive samedi. On doit se voir entre potes.
J’ai rêvé que le bac était derrière moi.

Vendredi : Ma mère s’active dans les cartons, je suis allée à la bibli réviser. Mon oncle, prof en fac, propose de me tester, ça me gave, mais il est sympa. Je ne suis pas prête, je lui réponds.
Demain je vais chez Elodie avant l’arrivée des déménageurs. J’ai tout foutu dans des cartons, ma mère a promis de ne rien jeter, je lui fais
confiance, elle a une tête d’hallucinée, elle est fatiguée. On a commandé des sashimis par téléphone, on a dîné sur la table du salon, on a écouté Amy Winehouse. Je ne suis pas sûre que ma mère dorme ce soir. Je l’entends souffler et éternuer de poussière. Dans la rue il y a la table pourrie de la salle à manger, le fauteuil crevé de la tante Yaël, mon mobil home Barbie, et déjà les clodos qui arrivent, pas qu’eux d’ailleurs.
Salut journal ! Je vais là où tu sais.

Samedi : Journée de ouf ! Ca a démarré tôt, j’ai eu le temps de prendre mon sac, et j’étais dans la rue. Ma mère était échevelée, elle partait acheter des packs de bière à ED pour l’équipe de déménageurs, elle pensait encore la veille qu’ils préféraient la Badoit, elle est sympa mais rêveuse, ma mère. Bon, je me rappelle plus trop, sauf qu’à 17h je savais que c’était fini, nous étions à la Coulée Verte. Je n’ai pas répondu aux 36 000 appels de ma mère, j’étais avec Quentin chez Elodie. J’y suis allée plus tard, c’est clean là-bas, ah oui ! Mes livres de classe étaient déjà exposés dans ma chambre, j’ai donné un coup de main pour monter le chapiteau de l’armoire. Dans la salle de bain, il y a deux lavabos, et une grande baignoire. J’ai aidé ma mère à placer les lits. Le frigo doit attendre 48h avant de re fonctionner. Ma mère me bassine avec les révisions comme si je ne savais pas ce que j’avais à faire !

Je reste vigilante, méthodique. Depuis des années, je fais la fourmi, je laisse dormir l’argent sur mon livret épargne, je demande à chaque événement me concernant, c’est-à-dire mon anniversaire (on ne fête pas Noël dans la famille pour cause de conviction presque religieuse…) un chèque, et j’ai plein d’oncles et tantes, les grands-parents, je ne les ai jamais connus, il sont restés « là-bas » où l’immonde les avait entassés…
Cette année, je suis devenue majeure, je n’ai pas pu voter l’année dernière contre le bling-bling, mais je dispose librement de mon argent en banque. Je m’en sers depuis janvier pour acheter les couleurs de mon Idée.
Je n’étale pas mes états d’âme, je ne subis pas non plus ceux des autres, je roule juste des yeux, j’ai le bras enveloppant pour l’ami souffrant, j’ai la discussion politique morose, je parle par monosyllabes, on me demande souvent de répéter, articule dit ma mère. Avec Quentin, on se comprend, corps à corps, on se sourit.

Je vais maintenant enfiler mon vieux jean. Il ne pleut pas ce soir. Ce sera plus facile. Je remets des piles dans ma lampe frontale. Hazim et Fanfan m’attendent. J’ai annoncé à ma mère que je sortais avec des potes.

Dimanche : Je ne vais pas courir aujourd’hui, je suis cassée, j’ai foncé cette nuit, et puis je n’ai plus besoin d’être en grande forme physique, mon Idée est quasi achevée. Je vais lancer les invitations. Fanfan s’occupe des administratifs et des autorités. Mardi, 10h à Saint-Denis. Quentin sera là, il est au courant maintenant, il a halluciné quand je lui ai envoyé quelques photos par Internet, il était inquiet aussi, je lui ai souri à la webcam, ça allait mieux. Je suis calme et pleine de peinture encore dans les cheveux.

17h : Revu mes fiches sur la Guerre du Vietnam. Je laisse la philo pour la dernière semaine. Ma mère a presque hurlé en voyant mes cheveux, je lui ai dit que ça partait, mais t’as fait quoi hier soir ? Elle a répété au moins 5 fois sa question, ma réponse molle ne lui parvenait pas. J’ai aidé à repeindre un appart. Je mens pour la bonne cause. Nous avons bu un thé à la menthe, elle m’a expliqué comment enfin elle avait trouvé La menthe qu’il fallait, tu sais, pas celle que tu trouves dans les commerces, non, je suis allée dans une boutique marocaine rue de Charonne. Bon, j’ai appris que commerce n’était pas synonyme de boutique ! Après elle a téléphoné à tante Yaël, elle parle trop fort trop longtemps, ou alors c’est l’appartement tout blanc et encore nu qui résonne. J’ai mis les écouteurs de mon MP3 dans mes oreilles et j’ai plongé dans le Vietnam.

J’ai quelques réponses à mes invitations, 10 personnes viendront plus mon prof de philo.
Certains copains ont répondu non pour cause de révisions ou de « mais c’est paumé et à perpète, ton vernissage ». J’espère qu’il ne pleuvra pas.

J’ai rangé quelques fringues dans mes placards, j’ai punaisé l’affiche de la dernière exposition d’Anselm Kiefer et une mini reproduction assez bien faite de Bonnard. Je regarde encore sur l’écran la carte postale scannée : aurais-je oublié un détail ? Il me faudra encore souligner le titre en rouge comme il est là sur le dessin.
Je vais commencer à préparer le tajine d’agneau comme promis.

22h : Nous avons dîné d’appétit, le week-end, nous zappons les déjeuners. Ca sent encore la coriandre (achetée par ma mère avec la menthe dans « la boutique »).

Lundi : Il n’y a plus grand monde en cours.
Je vais rejoindre les copains à Saint-Denis pour souligner le titre.

Mercredi : Tout est fini. La semaine prochaine la vieille usine d’électricité de Saint-Denis sera rasée, et ma fresque-Idée avec.
Il faisait très chaud mardi. Hazim et Fanfan sont montés sur les échafaudages et ont fait tomber le plastique. Il y a eu des ah, peu, on était une quinzaine plus deux bagnoles de flics.

Et des applaudissements, et les larmes de ma mère qui n’en revenait pas.
Mon Idée, c’était de peindre sur un mur de l’usine le dessin d’un enfant juif, Fritz Freudenheim fuyant Berlin et arrivant à Sao Paulo en 1938. Il s’agit d’une carte retraçant l’itinéraire avec trains, bateaux, maisons et dates d’escales. Le titre souligné en rouge : Von der alten Heimat zu der neuen Heimat ! (de l’ancienne patrie vers la nouvelle patrie !)
Hazim, Fanfan et moi y avons travaillé la nuit pendant plus de deux mois.
J’avais gardé cette reproduction sur carte postale du musée juif de Berlin lors d’un séjour là-bas avec mon père.

Ma mère a mis les petites coupes dans les grandes et a offert le champagne à tous at home.

Elle a encore hurlé au téléphone en appelant mon père.

Dans ma chambre, j’ai la rose rouge de Quentin et encore ses baisers sur mes lèvres.

Je suis calme, j’aurai mon bac, j’ai tant d’autres idées à venir.

(2008)

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