Fièvre du vendredi soir

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Je n’aime pas les fancy-fair. Je n’aime même pas le non,: on dirait un mot anglais prononcé par un Parisien. Pourtant, il n’y a qu’ici, en Belgique, qu’on dit ça. En France, on dit kermesse, c’est le comble! Alors que quand on dit kermesse, moi, je vois Breughel et des tonneaux en bois sur des brancards flamands; mais non, pour eux, une fête à l’école, c’est un kermesse ou une fête d’école, tout simplement. A mes yeux, c’est encore pire, parce que rester vague et utiliser tout le temps les même mots, je déteste : c’est trop facile. Alors, au bout du compte, j’accepte de dire fancy-fair comme tout le monde, même si le mot est moche et que je ne l’aime pas.

De toute façon, ça n’a aucune importance que j’aime ou que je n’aime pas, vu que la fancy-fair, je n’y mettrai plus les pieds.

Là, en ce moment, je marche dans la rue. Il fait sombre. Pas noir, parce qu’il y a les néons blancs qui s’accrochent de temps en temps aux maisons, mais sombre tout de même et j’entends la sono des auto-scooters qui ondule encore jusqu’ici. Ça fait pourtant déjà trois minutes que je marche avec les plus grands pas possibles pour m’éloigner de l’école. Qu’est-ce que j’y peux si j’ai des toutes petites jambes qui ressemblent plus à des pains boulots couverts de farine qu’à des baguettes bien dorées? On ne choisit pas son physique, on naît avec, faut s’en prendre aux parents. Et avec les parents que je me tape, il n’y a pas de risque que je sois gâtée. Déjà qu’ils sont petits et pas sympas, on dirait qu’ils ne se sont jamais aimés.
En plus, la jupe camouflage que Sandrine m’a passée n’arrange rien. Sandrine, c’est la copine de mon père et sa jupe est trop courte pour moi, parce que je suis trop large des hanches. Je peux pas courir, sinon ça remonte jusqu’à mes fesses. Même s’il n’y a personne à onze heures du soir dans les rues, il y a toujours les voitures qui passent et qui ne demandraient pas mieux que de se rincer les phares sur une adolescente essoufflée.

J’aurais pas dû accepter de tenir le stand. Je le savais depuis le début que ça tournerait mal. Mais comme c’est le prof d’anglais qui demandait une volontaire, je ne pouvais pas refuser. Surtout que les morveuses de la classe étaient liguées contre moi : « Arlette, m’sieu, elle fait jamais rien le vendredi soir. Et elle adore servir le fromage. »

Il n’en fallait pas plus pour convaincre le prof. Je me suis retrouvée de corvée de 20 à 23 heures, le vendredi, pour tenir le restaurant vin et fromage dans le labo de langues. Je ne pouvais pas dire non. C’est moi qui ai les meilleurs points en anglais et c’est le seul cours où je ne suis pas systématiquement coulée à chaque bulletin. J’ai accepté, même si c’est Fabienne et ses cheveux gras qui devaient m’accompagner. De toute façon, même quand elle oublie d’utiliser du shampooing pendant tout un trimestre, ce n’est pas elle, le problème, il est plus profond que ça : je déteste le fromage. Tous les fromages. Les jeunes, les vieux, avec ou sans croûte, avec ou sans poils bleus, les mous, les durs, les baveux, les secs comme des cailloux, granuleux, jaunâtres, verts, gris : tous. Ils puent, ils me flanquent la nausée. Rien que les voir, rien que les effleurer, j’en suis malade. Rien qu’y penser, là, en marchant dans la rue, même en marchant très vite, ça me donne envie de m’arrêter au bord du caniveau pour laisser remonter le vin que je me suis envoyé à jeun pendant toute la soirée.
Mais je ne peux pas m’arrêter. Je ne peux pas revenir en arrière non plus. Ce n’est pas ma faute. Ils n’avaient qu’à pas me laisser seule un vendredi soir avec du vin, du fromage et la caisse pleine de pognon.

Sur le temps de midi, ce vendredi, Michel m’a proposé d’aller au ciné. Je lui ai dit que je ne pouvais pas, que je devais tenir le stand. Il m’a regardé avec un air tout pollué, comme si j’étais un fût toxique. « T’es plus à l’école maternelle, qu’il m’a fait, tu les envoies bouler, c’est tout. J’ai deux places pour l’avant-première de Godzilla II, ce soir ». Je ne sais plus ce que j’ai
répondu. J’ai pas réfléchi, en tout cas, ça devait être l’odeur des fromages du soir qui me montait d’avance à la tête ou les écailles de Godzilla qui me hérissaient les poils. J’ai dit que j’étais pas une gosse, que les gosses, précisément, ils allaient voir les films avec des lézards géants, que c’était pas ma faute si je pouvais pas venir, et que Michel c’était un prénom nul et que de toute façon ce soir, de toute façon, même un autre jour, peu importe, … Je crois que je criais encore quand je me suis rendue compte que Michel était parti. Ça m’a fait un grand vide dans l’estomac, comme une machine à lessiver sans linge où ne tourne que de l’eau grise. Je l’aimais quand même bien, Michel, ça faisait deux semaines. J’avais une boule de lessive sale dans la gorge quand je suis revenue à l’école. On a passé l’après-midi à monter le stand. Je n’ai parlé à personne. Je ne voulais pas les voir. J’ai planté des bougies dans des bouteilles vides, j’ai coupé des nappes en papier journal pas imprimé et je me suis dit que tout ça ressemblait plus à un caveau qu’à un restaurant. Comme si on voulait enterrer les clients. Mais ce n’était pas mon problème. J’en avais déjà bien assez comme ça.

Parce qu’après l’école, je suis rentrée à la maison et mon père m’a annoncé que ma mère ne logerait plus avec nous. Je n’ai pas pleuré. Ça faisait longtemps que je savais que mes parents ne s’entendaient même plus pour le choix des yoghourts. Et qu’ils avaient chacun leur partenaire. Même que celle de mon père, Sandrine, elle n’a que huit ans de plus que moi et qu’elle pourrait être ma sœur. Elle a voulu me consoler mais comme j’étais pas triste, elle m’a passé sa jupe camouflage pour la fancy-fair. Un cadeau empoisonné : c’est impossible de courir avec ça. En plus, le Nylon matelassé, ça fait un bruit horrible dans le silence de la nuit. J’avais jamais remarqué que la nuit, il y a encore moins de bruit en ville qu’à la campagne parce qu’il n’y a pas d’autoroute pour assurer le bruit de fond. On entend que mon pas et le frottement de la jupe. Parfois un coup de frein au loin, mais toujours très loin, dans la lumière orange sur les boulevards.

Quand je suis arrivée à l’école pour le stand vin et fromage, je ne suis même pas allée voir du côté des scooters. Je me suis enterrée direct dans le restaurant. J’ai dit aux autres que je m’occupais de tout avec Fabienne, même si elle n’était pas encore arrivée. J’ai mis un tablier blanc pour cacher ma jupe et je me suis mise au boulot. Cinq minutes plus tard, mon moral était tombé dans les talons de mes bottines compensées. Michel qui se barre, mes parents qui ne peuvent plus se blairer, du fromage partout et Fabienne qui n’arrive pas.

A 22 heures, état lamentable. Fabienne n’était toujours pas là. J’avais passsé plus de deux heures à pousser la bouffe avec des couverts en plastique pour ne pas toucher le fromage même du bout des doigts, deux heures à sourire alors que je n’avais qu’une envie: être seule et pleurer un bon coup.

Les derniers clients sont partis. J’aurais dû faire la vaisselle. Mais pas question de manipuler leurs croûtes et leurs quignons de pain détrempés. Toujours pas de Fabienne. Par la fenêtre, les auto-scooters envoyaient des flashs jaunes et rouges sur le plafond. J’ai rempli la grande bassine d’eau bouillante. J’ai balancé les assiettes l’une après l’autre dans l’eau, puis les verres et les couverts. Puis les serviettes, les bougies et les bouteilles. J’aurais bien mis les nappes aussi, mais la porte s’est ouverte et Fabienne a poussé sa tête. Alors, comme elle s’excusait d’être pas venue plus tôt parce qu’elle était allée voir Godzilla II en avant-première, j’ai craqué. De l’intérieur. Parce qu’au dehors, j’étais plus impassible que la statue de la Vierge à l’entrée de l’école. Je lui ai souri, je lui ai calmement dit que ça s’était super bien passé, que je m’occupais de tout, qu’elle ne devait se tracasser de rien et j’ai refermé la porte.

J’ai pris la caisse et j’ai versé tous les billets dans le bassin, puis les pièces, qui ont fait des plics et des plocs dans l’
eau grasse. J’ai couvert le tout de savon de vaisselle et j’ai ouvert le robinet d’eau froide.

Les euros pleins de fromage et de savon.

Il y aura bien un prof pour les faire sécher un à un et pour gratter les pièces. C’est pour ça que j’ai vomi dans le bassin avant de quitter le stand.

D’après mes calculs, l’eau devrait couler sous la porte du labo de langues après un bon quart d’heure, ce qui ne laisse plus que quelques minutes maintenant avant qu’on ne vienne fermer le robinet.

Dans la rue, on n’entend plus les scooters. Je suis trop loin. Je m’habitue à la jupe, j’aime bien le bruit des bottines sur les pavés. Je crois que je suis heureuse. Je serai pas là à 23 heures pour fermer le stand et remettre la caisse au prof d’anglais. Mais je ne serai pas là demain non plus pour tout nettoyer. Je serai peut-être plus jamais là pour personne. Ni pour Michel, ni pour ma mère, ni pour Fabienne ni pour Sandrine. Je ne serai plus là, c’est tout.

C’est vrai que c’est beau le froufrou de la jupe et le claquement des talons. Je n’ai pas envie que ça s’arrête, je crois que je ne vais pas rentrer tout de suite. Après tout, c’est un jour de fête, non ?Je l’aime bien, moi, ce vendredi soir.

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