Je ne suis pas Belge, je suis Française. Et, en général, je ne suis pas trop du genre à raconter. En même temps, je pense que cela peut être intéressant, pour les gens qui ont du mal à comprendre comment certaines personnes peuvent être à la rue. Autant parfois on est dans la galère et on s’en sort en trouvant quelque chose, un job ou un logement, autant parfois ça peut être le contraire : on arrive à s’en sortir et à pouvoir avancer en quittant tout, en se retrouvant sans rien, pour pouvoir après constituer ses propres bases et construire son propre nid.
Je vivais à la campagne, en Bretagne. Ma mère n’a jamais travaillé. Mon père, lui, bossait comme représentant la semaine, et le week-end, il était gérant de bar. Il partait le lundi, rentrait le vendredi, et on ne le voyait pas du week-end. On n’était pas « aisés », mais pas non plus dans le besoin. Ma grand-mère vivait en-dessous de chez nous, et il y avait aussi mon demi-frère, le fils de mon père. On claquait pas mal pour une famille de cinq personnes. Mon demi-frère était alcoolique et accro à la clope, mon père dilapidait la thune. On pourrait dire classe moyenne, mais pour moi c’est surtout la manière dont mon père faisait usage du fric qui le rendait moyen… Il finissait toujours le mois en négatif absolu !
Je suis partie de la maison du jour au lendemain, parce que ça faisait déjà longtemps que cela n’allait pas dans la famille. Ma mère et moi, on ne se supportait plus du tout. Comme j’étais dans un lycée à une trentaine de kilomètres, mon père m’avait pris une petite chambre, dans une sorte de petit appartement avec quatre ou cinq colocataires. Mais je ne m’y plaisais vraiment pas. Mes « colocs », c’étaient que des gars, vraiment le genre «petits bourges» bien mis. Moi, je passais une nuit sur quatre là-bas, et je débarquais en plein milieu de la nuit parce que j’avais perdu mes clefs… Ça a clashé ! Mais du coup, j’avais déjà mon autonomie depuis pas mal de temps, d’autant que mon père n’était jamais là. Ma mère, elle, m’a surprotégée jusqu’à l’âge de 12 ans. J’étais sa fille unique, et elle avait toujours voulu une petite fille… Après, son père est mort, ça a commencé à aller moins bien avec mon père, et puis elle a commencé à boire beaucoup trop. C’était moi qui devait lui préparer à manger. Je rentrais, elle tombait par terre, et ne faisait que dormir… En plus de l’alcool, elle prenait des médicaments. Elle essayait de garder une autorité, mais rien à faire : elle n’était pas crédible. J’étais jeune et il y avait peut-être des choses que je ne comprenais pas de la même manière que je les comprendrais aujourd’hui. Résultat : je crois que je ne pourrai jamais être aussi méchante avec personne d’autre que je l’ai été avec elle. Je ne pouvais plus tenir. Dans ma tête, je commençais à avoir des idées suicidaires depuis pas mal de temps. Alors un jour je me suis dit : « c’est bon, je m’en vais !». Au début, j’ai fugué…, Plusieurs fois, je me suis fait ramasser par les flics et ramener à la maison. J’ai vécu pas mal de temps entre Rennes et Nantes, pas très loin de chez moi, en fait. J’ai beaucoup squatté. Au début, je les ai quand même revus. Je me souviens d’une fois où j’ai décidé de passer voir ma mère, après un concert dans le coin. Elle était censée être en post-cure. Je l’avais prévenue que je passerais. Je l’ai trouvée avec une amie à elle, dans le salon. Il y avait trois bouteilles d’alcool devant elles. Cela faisait quelques mois que j’étais partie et qu’elle ne m’avait pas vue. J’ai vu rouge et j’ai dit : « Ben ça va, la cure ? ». Elles étaient en train de se passer une bouteille de gin, et j’ai voulu la leur prendre. Elles ont commencé à me courir après dans la maison, m’ont coincée contre un mur et m’ont étranglée en tirant sur mon sweat… Même mon demi-frère, avec qui je ne m’entendais pas, est intervenu. Elle a vraiment abusé cette fois-là.
Un peu plus tard, j’ai eu des problèmes d’alcool pendant une période. J’ai repensé à ma mère et j’ai voulu lui
redonner une chance. Mes parents venaient de se séparer. Ma mère travaillait dans une association genre Emmaüs. Elle avait une espèce de petit logement social, tout petit. C’était sale, elle était grosse, et elle prétendait ne pas boire, alors que tout dans son état indiquait le contraire. Elle me faisait pitié ! J’ai dormi par terre avec une couverture à elle, et c’est la seule fois où j’ai attrapé des puces alors que je suis dans la rue ! Elle ne m’aurait même pas avertie qu’il y en avait !
Elle m’avait déjà menti pendant toute sa vie, à fouiller dans mes affaires et dans mes vêtements dès qu’elle en avait l’occasion. Elle m’a tellement surprotégée dans mon enfance que je n’arrivais pas à comprendre l’énorme changement de comportement en elle. Je me disais que c’était l’alcool qui la rendait mesquine, et c’est pour cela que j’ai voulu essayer de renouer … Mais ça ne s’est pas bien passé du tout. Le soir, j’ai voulu sortir fumer un joint. J’ai essayé de l’appeler mais elle n’a pas répondu, j’ai cru qu’elle dormait. J’ai à peine claqué la porte qu’elle s’est levée comme une furie. Elle a essayé de m’attraper et de m’enfermer chez elle. Je lui ai dit : « Tu te rends compte que j’ai dix-huit ans, que cela fait deux ans que je vis toute seule, dans la rue, et que même le juge m’a émancipée! »
Et je suis partie. Je ne l’ai plus jamais revue, ni elle, ni mon père. Lui, c’est autre chose. A la base, le conflit avec ma mère vient de là, du fait qu’elle a cru que je m’étais rangée du côté de mon père et de son fils contre elle, alors que j’étais moi aussi en conflit avec mon père et mon demi-frère. Mais je désapprouvais ma mère à cause de ses problèmes d’alcool, et elle mélangeait tout…
La vie dans la rue, c’est pas simple. J’ai eu de la chance. Des gens que j’ai rencontrés m’ont pris sous leur aile et j’ai vraiment pris plaisir à vivre, à bouger. Pendant quatre ans, je n’ai jamais passé plus d’un mois au même endroit ! Ici, en Belgique, c’est la première fois que je m’ « installe » vraiment quelque part. Dans une ville, je veux dire. En fait, j’ai rencontré quelqu’un avec qui je suis depuis presque un an. C’est un peu galère, mais j’aime ma vie. On avait une tente, puis, comme on était sur un terrain privé, où on nous l’a massacrée à coups de couteau, donc on n’a plus rien. On dort à gauche à droite.
En tant que nana, il faut faire gaffe, surtout quand on vit dans la rue. C’est bourré de vieux un peu à l’affût des petites jeunes qui arrivent. Il faut faire très attention. Tu ne vas pas dans un squat sans connaître quelqu’un de confiance.
Je ne sais pas comment me situer par rapport à des jeunes filles qui ont un parcours plus « normal ». Chaque vie est différente. On ne peut pas comparer. J’ai fait un choix de vie, même s’il a été poussé, dirigé. J’aurais tout aussi bien pu aller en foyer… Les flics m’y ont emmenée plein de fois. Mais j’ai préféré vivre autre chose.
Mes perspectives, c’est de trouver un petit appart, et de passer mon permis de conduire. J’ai vraiment envie de pouvoir voyager. En attendant, il y a la manche. Et je crois que j’en aurai toujours besoin. Même si un jour je suis posée dans la vie, j’en aurai besoin, parfois, d’aller sur le trottoir faire la manche.
Ce qui est étrange, c’est que pour les gens, tu es quelqu’un qu’ils croisent une fois dans leur vie, du coup ils peuvent parler sans se voiler la face…Je trouve ça magique. Et puis les échanges avec les gens sont pleins de sagesse. Dans un sens ou dans l’autre… Un type, un jour, à qui je demandais s’il était heureux, m’a répondu : « Je travaille ». Je lui ai dit : « je vous demande si vous êtes heureux, monsieur… »