Mam’zelle Angèle veut se faire inséminer

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Sur une terrasse, le nez dans son café, Mam’zelle Angèle était plongée dans ses pensées. La pilule contraceptive et la révolution sexuelle des années 70 avaient changé bien des choses dans la vie des femmes, beaucoup avaient pensé être libérées du poids de la procréation. Grave erreur se disait, 40 ans plus tard, Mam’zelle Angèle. Si les femmes craignaient beaucoup moins qu’avant les grossesses non désirées, il devenait plutôt difficile aujourd’hui de réussir à se faire inséminer en dehors du cadre couple/famille. Si, de prime abord, tirer un coup et tomber enceinte ne semblait pas très compliqué, Mam’zelle Angèle avait fait l’expérience que dans les faits, c’était beaucoup moins aisé…

Mam’zelle Angèle se replongea dans ses pensées,«histoire de jeune fille »… Jeune fille, elle ne l’était manifestement plus, tout au plus jeune femme et peut-être même vieille fille… « Vieille fille », il ne s’utilisait plus beaucoup ce terme de nos jours, pensa-t-elle, mais cette menace avait quand même plané longtemps sur la tête de beaucoup de dames : « tu finiras vieille fille ! », c’est-à-dire sans mari et sans enfants. C’était difficilement concevable jadis, ça l’était plus aujourd’hui, Mam’zelle Angèle en était un cas d’espèce : 38 ans, pas de mari, pas de concubin, ni même de compagnon et pas d’enfants à l’horizon. Jeune fille, elle n’avait pas désiré d’enfants, enfin, ce désir, s’il avait parfois surgi de son imaginaire, n’avait jamais eu la puissance d’impliquer une réorganisation concrète de sa vie et de ses rapports avec les hommes pour en faire une réalité. Quand était-elle donc passée de jeune fille à jeune femme pour ensuite devenir vieille fille, se demanda-t-elle ? Et soudain une série de questions l’assaillit. Devient-on femme quand l’on devient mère ? Devient-on femme lorsque l’on prend conscience que l’on peut être mère ? Devient-on femme quand on désire être mère ? Ou cela n’a-t-il rien à voir ?

Le serveur lui rendit sa monnaie. Elle lui sut gré de ne pas ajouter « s’il vous plaît, mademoiselle… ou madame ? ». Le fameux lien sacré du mariage qui vous fait passer de mademoiselle à madame, de fille à femme. Et celles qui ne se mariaient pas devenaient avec le temps de « vieilles filles ». Mam’zelle Angèle avait toujours été sidérée de constater que le masculin de « mademoiselle » était « jeune homme ». Mais le féminin de « jeune homme » n’était-il pas aussi « jeune fille » ? Et l’on opposait aussi à «fille» non seulement le terme « garçon » mais aussi celui de « fils ». Ainsi, se dit-elle, le terme « fille » faisait non seulement référence au sexe biologique mais aussi à la filiation en amont et en aval -être fille de quelqu’un et être mère de quelqu’un d’autre-, tout autant qu’au mariage. Beaucoup de choses dans un seul terme. «Et si je fais maintenant un bébé seule, se demanda Mam’zelle Angèle, deviendrais-je une fille-mère, ou pensera-t-on que je suis une fille de petite vertu voire une fille de joie ?»

À 38 ans, en effet, la question des bébés se posait avec acuité à Mam’zelle Angèle. On appelle ça «l’horloge biologique». Pour elle, il s’agissait plutôt d’une épée de Damoclès. Elle aurait aimé laisser venir la décision en son temps, et si un jour elle désirait être mère, mettre les choses en place. Mais avec ses ovaires qui risquaient bientôt de ne plus produire d’ovules, il fallait se décider maintenant. Elle avait la sensation qu’il s’agissait d’hypothéquer son avenir, de mettre une option sur le futur. Elle trouvait cela injuste et oppressant de devoir décider si elle n’allait pas regretter à 55 ans d’avoir choisi de ne pas avoir d’enfants, ou regretter à 55 ans d’être mère sur un choix fait 20 ans auparavant. Comment demander à quelqu’un de maîtriser sa vie et ses envies à si long terme ? Les hommes avaient au moins la possibilité de devenir pères par accident, même si c’était parfois par lâcheté, ce qui les allégeait d’une lourde responsabilité.

Mam’zelle Angèle ne vivait donc pas en couple. Elle avait bien des amants de passage ou réguliers
qui lui donnaient pas mal de joies, mais les sueurs devenaient froides quand il s’agissait de parler « bébés ». Ca avait l’air plus simple dans les contes de fées. Pourtant Mam’zelle Angèle ne cherchait ni un mari, ni un père pour son enfant. Dans tous les cas, elle n’imposait rien. Mais si ses amants n’étaient pas chauds à l’idée d’avoir un enfant, ils ne l’étaient pas plus à l’idée de juste la féconder. Ils avaient l’impression de n’être qu’un réservoir à sperme. Avoir un enfant et ne pas assumer un rôle de père les terrifiait aussi. Leur faire un bébé dans le dos ne semblait pas une pratique très élégante à Mam’zelle Angèle. Et puis elle avait envie de raconter une belle histoire à son enfant sur les conditions de sa conception. Elle avait bien pensé coucher avec un bel inconnu rencontré une nuit sur le dance-floor et ne jamais le revoir. Oui, mais s’il avait une grave maladie héréditaire ou s’il avait le sida ? Qui dit qu’il est simple de tomber enceinte et que le plus dur vient après ? Elle avait envie soudain de prendre à partie cette femme qui traversait en poussant son landau. Comment s’y était-elle prise ? Comment avait-elle fait ce choix déterminant dans une vie ?

Un jour, Mam’zelle Angèle avait pensé à la fécondation in-vitro. Elle avait alors appelé les hôpitaux et s’était rendue aux séances d’information. Le cadre mêlait précision scientifique, froideur médicale et session Tupperware au milieu de ces couples blessés par le manque d’enfant, l’attente prolongée et tendue, les traitements médicaux…
La priorité était donnée aux couples. Venaient ensuite les femmes en bout de course dans les prétentions à l’ovulation, mais pas au-delà de 45 ans. Les jeunes filles étaient recalées. Les médecins estimaient qu’elles avaient encore statiquement de beaux jours devant elles pour se faire inséminer par voie naturelle. En France, la hiérarchie était encore plus féroce. Couples hétéros stériles en priorité absolue, ensuite couples homos, puis femmes seules.
Un second café faisait réfléchir Mam’zelle Angèle à pleins tubes. Se faire inséminer signifiait tellement de choses. D’abord, se faire bombarder aux hormones la dégoûtait un peu, elle qui avait arrêté la pilule contraceptive pour ces raisons. Mais ce qui la dégoûtait plus encore, c’est que ça puait le fric car il n’y avait a priori aucune raison médicale pour se faire injecter des hormones, sauf que … Les ovules et le sperme coûtent cher, loi de l’offre et de la demande oblige, et qu’il ne faut donc pas les gaspiller. Pour assurer un meilleur rendement de la fécondation, on bourrait d’hormones les prétendantes à la fécondation. Mam’zelle Angèle regarda le serveur passer et se demanda s’il savait que le sperme était un produit comme un autre sur le marché mondial pouvant aussi être menacé de pénurie. Quand il lui rendit sa monnaie pour la seconde fois, elle lui demanda tout de go s’il savait qu’une éprouvette de sperme congelé coûtait en moyenne 110 euros et qu’il en fallait souvent une douzaine avant de parvenir à tomber enceinte. Pouvait-il faire le calcul ? Le serveur fit un sourire un peu contrit et glissa subrepticement vers une autre table. Ce marché représentait quelques millions d’euros, « du vrai philanthropisme pour des couples en détresse » se dit Mam’zelle Angèle. Les frais totaux, intervention et médicaments, avoisinaient les 1600 euros ! « Il va falloir en économiser des petits cafés en terrasse » se dit Mam’zelle Angèle. Mais heureusement, en Belgique, la mutuelle intervenait pour environ un tiers, ce qui laissait quand même entre 300 à 500 euros à sortir de sa boîte à gants.

Les couples étaient prioritaires. Mam’zelle Angèle se demandait quel en était le sens. D’ailleurs, quand elle avait parcouru le long questionnaire que l’on remettait aux demandeuses, elle avait fondu en larmes. Cela quadrillait votre vie à travers un prisme normatif terrifiant. Si c’était ça notre existence, une suite de relations de couple stables ou non, de revenus moyens, de chronologies des maladies et d’aptitudes à affronter les épreuves de la vie, ça faisait
frissonner. C’était pourtant l’étape préalable avant l’entretien avec la psychologue, celle qui allait juger de sa capacité à être mère. Car il fallait un jugement maintenant …
Comment raconter une belle histoire à mon enfant dans un tel cadre, se répétait-elle. Et ça lui trottait encore en tête quand elle s’imaginait les quatre fers en l’air sur un plateau d’opération une pipette entre les jambes. Ensuite, il fallait assumer le fait qu’on allait mettre au monde un enfant sans père. Comment allait-elle annoncer cela à la famille, aux amis, aux collègues, car elle imaginait d’avance toutes les questions qui allaient fuser quand elle se baladerait avec son gros ventre arrondi. Ah, soupira-t-elle, la vie n’était pas simple, et elle repensait au titre d’un vieux film italien avec Sophia Loren : « La fortuna di essere donna » (la chance d’être femme), tu parles ! 40 ans de luttes féministes et il y avait pourtant encore tant à inventer … Son cerveau turbinait, Mam’zelle Angèle renonça à un troisième café.

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