Fanny a attrapé ses 20 ans au club de striptease, hier. Elle s’en souvint seulement au moment d’entrer sur la piste surélevée pour son troisième passage en scène. Celui où, selon la règle du business, elle doit terminer son show quasi à poil. La plupart de ses clients réguliers ne viennent jamais le mercredi. Pour son anniversaire ils ont fait exception. Les gars, surtout les plus timides, quand ils ont une fille dans l’œil, aiment bien connaître ce genre de détail. Ça leur donne une occasion d’intimité. Ils leur amènent des douceurs, des sushis, parfois même des bijoux. Les fleurs qui fanent déjà dans le coffre de la voiture sont réservées à leur femme parce qu’ils vont rentrer tard. Là, on est en pleine journée dans la pénombre artificielle du bar à chimères, une heure avant l’ouverture. Fanny lambine au comptoir et avale café sur café en se repassant le film de la veille. Comme toujours, elle a été l’attraction préférée de la clientèle. Chaque fois qu’elle approchait du bord de scène près des clients, ils lui accrochaient un billet au string. Au fur et à mesure se dessinait autour de sa taille une jupette de billets de banque. Puis, très joyeux, ils soufflaient dessus comme sur des bougies et s’égosillaient en clameurs qui sentaient déjà l’abus de vinasse. Ha ! Avoir vingt ans et les fêter avec des inconnus qui font des paris sur son innocence… Déhanchements convenus et affriolants. Voltiges : au moment le plus intense de la musique, sauter très haut sur la barre verticale en basculant le corps à l’envers, tête et poitrine en bas et jambes au plafond, puis se laisser glisser en effectuant plusieurs tours rapides. C’est au nombre de ronds qu’une fille peut faire qu’on reconnaît l’ancienneté d’une « Exotic Dancer ». Fanny peut en exécuter six avant de toucher le sol de ses talons hauts. Quand elle retombait au plancher les bambocheurs scandaient « Happy Birthday, Fanny ! ».
Déjà deux ans qu’elle fait la strip-teaseuse, Fanny. Elle a quitté sa petite ville natale de province pour s’émanciper. Faut qu’elle rassemble une masse de pognon pour assurer un retour indiscutablement glorieux. C’est pas qu’elle en manque, mais elle refile des liasses entières à l’esthéticienne, au coiffeur, aux vendeurs spécialisés. Toute la soirée, elle déambule lascivement sur de haut-talons transparents, en cache-sexe et soutif. Un cocktail à la main qu’elle fait semblant de boire, paille en bouche. Le plan idéal, disent-elles toutes, c’est quand t’as un habitué qui a besoin que de ta compagnie. Là, t’as juste à le laisser causer puis attiser les braises en lui fourguant une histoire de vie misérable pour l’attendrir. Note qu’il y a des meufs qui ont pas besoin d’inventer et il se trouve des clients contents de jouer les protecteurs. A condition que ça l’accompagne pas quand il passe la porte. Quand une danseuse quitte le métier, elle rapplique au bout de quelques mois pour un dernier set. Il y a toujours un manager, un disc-jockey ou les autres strip-teaseuses – voire leur copain – pour affirmer qu’ils tiennent à elle et qu’elle est faite pour ça. Ou bien, un coup de téléphone la déchire pour annoncer que c’est le « soir à pas louper », une affluence annoncée de gros touristes américains pleins aux as, une délégation de fonctionnaires, participants d’un congrès médical, d’une conférence sur l’écologie. Un beau paquet de fric en vue. Y a qu’à se pointer et rempiler.
Fanny sait qu’en franchissant la porte du club, elle doit mettre un mur entre elle et elle, inverser les codes. Son corps et ses parures destinées à la mettre en valeur deviennent l’armure. Montrer sans se laisser toucher est en soi le rempart inaccessible et déplace la nudité ailleurs. Protection psychologique toujours friable, ténue, vulnérable selon l’humeur. Il y a des soirs où les danseuses ne plaisent pas, où les mecs sont trop paumés pour se prêter au jeu et ne lâchent pas leur fric. Ou n’en ont pas. Parfois, les clients sont comme une rangée de laissés-pour-compte renfrognés, on dirait des chômeurs anxieux en fin
de mois, qui regardent avec suspicion les filles comme des clochards envieux pris sous une tempête de pluie qui fixeraient les convives d’un restaurant huppé. Fanny se convainc que le meilleur moyen de gagner un max et supporter tout ça est encore d’assumer la chose. D’ailleurs, les clients apprécient et sentent les filles délurées qui aiment ça. Puis c’est mieux que femme de ménage, fonctionnaire, ou travailler pour une poignée de pièces dans un fast-food, non ? Au moins, elle a le contrôle de son corps et de l’image qu’on lui impose. Dans nos sociétés, le pouvoir et la liberté passe par le fric. Elle se souvient de son premier job. C’est une jeune femme intelligente et bosseuse, la Fanny. Quadrilingue et diplômée. Ça n’a pas empêché son patron de la reléguer à la commission du café pour les cadres de l’entreprise, au rôle d’hôtesse de gros poissons à ferrer (mini-jupe et décolleté plongeant fortement suggérés). Pour un salaire de merde avec des heures sup jamais comptées, l’obligation de participer une fois par semaine à la sortie bowling de tout le bureau, où elle n’a jamais pu jouer car on l’envoyait sans-cesse chercher les boissons. Quelle différence entre ce patron là et le club ? Ici elle gère, ici elle est la reine. Ici elle gagne cinq fois son ancien salaire et personne ne lui a encore proposé de coucher pour une promotion. Seulement donner l’illusion qu’elle est à tous. Alors elle y prend goût. Elle nourrit des plans de carrière comme gérante d’un club plus gros, plus beau, plus fun. Naturellement, la séparation entre elle et sa vie parallèle s’amoindrit. Elle ne cache même plus son métier à son entourage.
Depuis qu’elle est montée en grade, trop souvent Fanny geint comme une petite vieille sur ce tabouret de bar. C’est qu’à présent, la gérante la paie aussi pour affranchir et driller les nouvelles. « Séductrice professionnelle c’est comme Halloween », leur balance Fanny. «Un vieux truc. Une convention. Tu mets un masque et tu reçois des bonbons. Ta vertu, tu la conserves contre honoraires. L’employée qui supporte l’insupportable n’a même pas cette liberté. Faut être capable de l’endosser», moralise-t-elle à chaque novice qui se pointe la tête farcie d’illusions sur le client idéal -riche évidemment- qui les sortirait de là, les aimerait, les épouserait. « A peine arrivées, voilà qu’elles songent à déguerpir », rogne-t-elle. « Les jeunes sont plus comme avant », déclare Fanny du haut de ses 20 ans. « Ils sont trop prudes, trop sérieux, insignifiants. Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ? » peste-elle, en prenant à témoin le barman occupé à remplir les frigos. L’heure d’ouverture approche. Elle est pas coiffée, a encore des bigoudis dans les cheveux et, comme tous les jours, monologue en s’adressant au garçon du bar qui écoute distraitement parce qu’il est soucieux de sa mise en place, et habitué d’entendre soliloquer une foule de gens au comptoir : les clients discuter d’un tuyau pour s’assurer de la sympathie d’une strip-teaseuse, la gérante stresser sur les commandes qui n’arrivent pas et l’engueuler pour un ou un non, et les danseuses qui, tous les jours avant de démarrer, viennent déposer sur le zinc leurs doléances et se donner du courage en râlant un bon coup. Fanny ne fait pas exception, surtout maintenant qu’elle est un peu dans le staff, ça lui donne comme un droit supplémentaire d’encombrer la tête du barman.
« Regarde ces mômes, on veut que je leur apprenne l’abc du métier alors qu’elles sont même pas capables de sortir une blague ni faire boire la clientèle. L’abc, t’en ficherais, moi ! Savent même pas se tenir droite ces greluches. Faut-y que je leur donne le biberon aussi ? Moi, personne m’a tenu la grappe. Dans la vie, personne t’enseigne à utiliser ce pourquoi on est fait et ce qu’on a. Alors on fait pas. Puis, dans cette ignorance de soi, on est happé dans la vie professionnelle, peut être bien par un bar où tu danses à poil pour des mecs qui n’en savent pas plus que toi. Personne m’a appris à choisir mes costumes et ma nudité, quel morceau de musique utiliser pour calibrer le temps
du strip à faire casquer, pas plus qu’un truc pour garder la tête propre en s’exhibant pour de l’argent. Ni comment tu traverses l’enfer d’un air dégagé comme si tu allais juste chercher ton petit frère à l’école. Pourtant c’est que ça l’essentiel à capter. Bien plus que d’apprendre à gigoter le popotin pour envoyer des mirages aux mecs afin de leur soutirer de quoi payer ton loyer et ton épicerie. »
Une des nouvelles est prête et rejoint timidement Fanny. Le club ouvrira ses portes dans dix minutes. Déjà, une foule de clients attendent en plaisantant dehors. Fanny est sur-maquillée et sa poitrine ornée d’un soutien rouge en dentelle avec une chemise de voile mauve transparent. Sauf qu’elle a encore son jeans et de grosses chaussettes, vu que la clim lui donne la chair de poule. Apercevant la nouvelle flanquée à ses côtés, dos au zinc, les yeux écarquillés sur la scène qu’elle semble à la fois appréhender et désirer, Fanny lui fait la leçon : « Minute ma jolie, t’es une danseuse érotique, pas une artiste. T’as juste à surfer sur les vagues des fantasmes et des clichés. T’es bien roulée, uses-en fièrement. Ton corps c’est ton camouflage à afficher tout nu comme un vêtement incognito pour la chasse. Bon, c’est vrai que ça devient vite ennuyeux d’être un trompe-l’œil vivant. Viendra un moment où t’auras envie d’innover un peu, et pas seulement pour te rendre plus compétitive. Là, tu te surprendras à faire ça comme si tu bossais sérieusement sur un plan marketing. Oui, sérieusement pour ne pas avoir à y penser sérieusement. Alors tu perfectionnes ta danse. Tu répètes dans le bar fermé et vide qui pue la bière, sous l’œil narquois et distrait de ce couillon de gérant, ravi comme tout patron de te voir si appliquée dans son business. Tu pratiques orgueilleusement tes figures autour de la barre verticale comme si t’étais une gymnaste. Et c’est une attrape cœur parce que tu te mets à angoisser sur la justesse de ce que tu fais comme une star de cinéma alors que t’es pas une actrice mais rien qu’une danseuse nue. Tout le monde s’en tape. Du moment que tu donnes l’impression que t’es à eux et que tu les fais rêver. Tu peux être nulle en danse sans que ça change d’un cent le cash qui entre. C’est pas la danse qui compte et tu mettras du temps à le piger. C’est qu’une suite de gestes érotiques calculés pour faire passer les billets de banque du portefeuille d’un mec à l’élastique de ton string. Et c’est ce que tu fais pas qui marche plus que ce que tu fais. D’accord, j’ai amassé un paquet de pognon. Mais j’ai jamais su à quoi le dépenser valablement. Dès que j’en ai plus que mes besoins c’est devenu un vrai problème. Ça te tient loin de tout travail dans le monde dit normal, celui où t’es payé une somme ridicule même si t’as fait des études, alors que tu peux en faire le triple rien qu’en remuant les hanches. Quand tu gagnes bien ta croûte ici, tu peux plus en sortir. A cause du pouvoir de l’argent qui en dévalue le sens qu’on t’a inculqué jusqu’ici. A cause du pouvoir de séduction que ça te donne en permanence et qui finit par déteindre sur ta vraie vie. C’est comme une prison d’avoir tous les trucs de séduction, tu sais. Tu les jettes malgré toi comme un filet sur tes potes. Quant aux amis… »
Soudain, le videur avertit qu’il ouvre les portes. Les clients entrent et Fanny trace en coulisse pour dissimuler ses bigoudis et son jeans, qu’elle enlève à la sauvette. Cinq minutes plus tard, elle paraît en salle et son sourire pulpeux, que les clients trouvent si craquant de spontanéité, fait des ravages. Ce soir encore elle fera fureur, avec ou sans – Happy Birthday, Fanny!
Mihal-Talia B. Laïtem © juin 2008 [->http://mihaltalia.free.fr/]