Rencontre avec Bizoux De Clercq
C4. – La gravure, c’était un rêve de jeune fille, une vocation ou les hasards de la vie d’artiste ?
B.D. – Adolescente, j’ai suivi les humanités artistiques, puis les cours de l’Académie, rue du Midi. Quand j’y suis entrée pour la première fois, j’étais fascinée par les odeurs d’encres et de vernis de l’atelier de gravure, la colophane, le mastic en larmes, le bitume de Judée, produits dont le nom seul est déjà un appel à la poésie. Cela m’a donné envie de poursuivre dans cette voie. J’ai suivi les cours du soir de l’Académie d’Ixelles, où l’on apprend beaucoup en travaillant avec les autres, étudiants et enseignants, dans une relation d’échanges permanents. Puis je me suis installée un petit atelier dans mon logement.
C4. – C’est facile pour une jeune femme de se lancer dans ce genre de « carrière », ou plutôt d’aventure artistique ?
B.D. – Pas sans mécène. J’ai eu la chance de rencontrer un vieux ferronnier passionné de gravure, qui construisait des presses, impayables pour une jeune sans le sou. Il faisait des faux contrats de location pour permettre aux étudiant(e)s fauché(e)s d’acquérir cet outil indispensable pour travailler la gravure. Avec ce matériel (et un peu d’autres) et une base de savoir, je me suis lancée.
C4. – En septembre 2007, les ateliers Mommen ont organisé une exposition collective sur le thème « Quel genre ? », un des vecteurs de votre travail…
B.D. – Si je touche à d’autres disciplines, comme la peinture ou la sculpture, c’est à la gravure que je reviens toujours et c’est elle qui a ma prédilection. J’utilise divers supports et différentes techniques, comme la pointe sèche ou l’aquatinte. Le côté très manuel de cet art, le contact très physique avec la matière, me convient parfaitement. Le matériau, très expressif, permet une grande introspection au service des questions qui travaillent mes oeuvres : de quels genres sont nos émotions ? Masculines, féminines ? Genre changeant, genre androgyne ? Genre sans genre… Mes portraits sont résolument androgynes, par exemple un de mes dessins gravés que j’ai intitulé «L’Amoureuse »: en parlant de l’amour au féminin, j’espère que tout le monde pourra s’y retrouver, faire sauter les barrières de genres qui nous enferment.
C4. – C’est une démarche « queer » ?
B.D. – Se libérer des genres et des idées toutes faites, faire sauter les étiquettes qui nous assignent à nos statuts d’homme, de femme, d’homo, d’hétéro… C’est un atout d’être différent, il faut pouvoir afficher ses différences et en même temps pouvoir les oublier.
C4. – Tu es par ailleurs bien connue comme DJ. Une seconde vocation ?
B.D. – Plus qu’une vocation, la musique est une passion. C’est tellement passionnel que je le fais souvent pour rien, ou alors seulement pour un défraiement. Avant, j’arrivais encore à plus ou moins gagner ma vie avec les soirées DJ. Maintenant, à la limite, ça me coûte plus que ce que ça rapporte. Cela représente beaucoup de temps et de travail, toujours courir derrière de nouvelles musiques, pour alimenter des soirées festives.
C4. – Des soirées « girls only » ?
B.D. – Non, au contraire, ouvertes à tous et à toutes. On n’organise pas de soirées pour se retrouver entre filles. Même s’il y a encore du travail et des combats à mener, l’atmosphère a quand même bien changé depuis vingt ou trente ans, elle s’est décoincée, décomplexée, positivée. Le monde des soirées gays et lesbiennes est un formidable creuset des minorités. Mais c’est une des particularités de ce milieu que d’être très accessible aux mélanges, ouvert à tous, sans gêne aucune, par-delà les différences d’âges, de races, de sexe ou d’orientation sexuelle, voire de handicap… C’est devenu un peu le cliché de ce milieu, ramené viscéralement à son côté festif, mais l’oubli joyeux de nos différences est ce qu’il y a de mieux pour faire éclater les ghettos.
C4. – De
plus en plus de femmes percent dans le domaine du dj-ing, autrefois assez macho…
B.D. – Le monde de la nuit se féminise de plus en plus, des deux côtés des platines, dans un réjouissant mélange de genres et d’âges. On n’a pas ici cette limite qui fait qu’à quarante balais tu ne sors plus pour t’occuper exclusivement de ta famille… Dans ces soirées, on peut voir des jeunes filles aux platines faire danser des grands-mères.
Portrait de l’artiste en jeune fille
La jeune fille est une invention récente. Elle a eu bien du mal à sortir des archétypes dans lesquels les arts l’ont bien longtemps laissée. Dans les oeuvres de fiction, elle apparaît vêtue de sa probité candide et de sa supposée innocence, dans les romans chevaleresques ou dans les contes de fées, quand la misogynie bien connue des littérateurs mâles ne la cantonne pas dans le rôle de l’idiote enamourée (Montherlant, « Les jeunes filles », 1936). Un topos qui survit aujourd’hui par les héroïnes des romans à l’eau de rose de la collection Harlequin ou des affiches publicitaires qui pastichent les photos de David Hamilton ou Sarah Moon… Il ne s’agit pourtant là que d’une des faces du visage bifrons de la jeune fille. On s’est plus souvent méfié du pouvoir maléfique des jeunes filles, dont la sexualité était d’autant plus dangereuse qu’elle était en plein éveil. Avec la Comtesse de Ségur ou des romans initiatiques comme « Alice au pays des merveilles » de Lewis Carroll, sa figure se sexualise fortement, inconsciemment ou non. À la vierge évanescente succède bientôt l’image de la jeune fille en fleur, à l’ombre de laquelle on ne file pas toujours le parfait bonheur. Les hantises masculines, puisées à la source de figures bibliques comme Salomé, culmineront dans la représentation de la jeune fille prépubère provocante et damnatrice, la nymphette du roman de Nabokov, « Lolita », qui trouvera d’innombrables déclinaisons dans le cinéma et la photographie. Le thème de la jeune fille par essence redoutable, de la « petite garce perverse » qui déchoit l’homme dans son univers lubrique (« Baby Doll », d’Elia Kazan) prend sans doute racine dans de très vieilles traditions mythologiques et religieuses. Dans les arts graphiques, le motif moralisant de « la jeune fille et la mort », du nom d’un tableau célèbre du peintre allemand renaissant Hans Baldung Grien, traduit le sombre lien entre la sexualité et la mort. Il sera exploité par des générations de plasticiens, jusqu’au XXe siècle (Munch, Schiele, Beuys) et trouvera une traduction musicale fameuse avec Schubert. Car une bonne jeune fille est une jeune fille morte ! La littérature – et les arts graphiques – regorgent de mises à mort de pucelles – et on ne parle même pas des saintes (nitouches). «Paul et Virginie », un des romans phares du XVIIIe, s’achève par la mort de l’héroïne, engloutie par les flots pour avoir refusé de se dénuder, lors du naufrage du navire la ramenant chez elle. Et ce n’est qu’un exemple entre mille. Depuis le monument auroral d’Henrik Ibsen « Maison de poupées, 1879 », les vagues successives du féminisme – certains en comptent trois, qui arriveront péniblement à faire vaciller ce «processus ininterrompu de discrimination continue » – tenteront de redresser ce portrait “jeunefillesque”. Plus près de nous, le mouvement musical punk « riot grrrl » entendait lutter contre les penchants machistes de certaines franges du monde musical en proposant une image de la jeune fille peu rangée, très éloignée du « girl power », déjà gagné par le marché de la mode, l’opium de la starification et l’hypersexualisation du corps féminin-juvénile. Libérée des clichés et des préjugés, la jeune fille ressemble sans doute plus à ce jeune nu féminin de « La Phalène» (1959) du peintre Balthus. Sur la pointe des pieds, elle avance son bras droit au-dessus d’un grand papillon doré, attiré par la lumière d’une lampe à pétrole. Confrontée à un inconnu encore plus grand, celui de son avènement, de sa métamorphose corporelle intime, sa fascination la renvoie à la fragilité de l’instant sur le point de
disparaître, la brièveté de la vie et l’éphémère du monde – la jeune fille au papillon, projection lumineuse de son être même, est plus légère qu’un nuage.
À consulter :
Pierre PEJU, « La petite fille dans la forêt des contes », Robert Laffont, 1981.
Gonzague DE SALLMARD, « Femme=danger ? Pour en finir avec le mythe de la femme dangereuse », Paris, Homnisphères, 2007.
[->http://ateliersmommen.collectifs.net/]