Au Japon, la recette du succès des mangas a consisté pour les maisons d’éditions à segmenter systématiquement le marché avec un souci constant de fabriquer des produits adaptés à chaque clientèle (femmes au foyer, retraités, enfants,…), contrairement à la stratégie des producteurs de BD européens qui visent plutôt large (Tintin : le journal des jeunes de 7 à 77 ans). L’industrie manga alimente aussi toute une industrie annexe en dessins animés, jeux vidéos et merchandising. Les trois catégories principales au niveau des ventes sont dans l’ordre décroissant les shonen (jeunes garçons), les shojo (jeunes filles) et les seinen (adultes hommes). Si les mangas sont initialement prévus pour un public prédéfini, les jeunes filles japonaises et occidentales lisent aussi bien du shonen que du shojo, chacune de ces catégories contenant une myriade de sous-secteurs.
Amour, rires et aventures : le shojo manga
Le shojo manga, qui nous intéresse tout particulièrement ici, comporte des thématiques telles que le fantasy, le gothic, le comic, le romantique… Alors, comment reconnaître un shojo manga ? Le personnage principal est en général une fille ordinaire et l’homme/ le garçon héros (dont elle est toujours amoureuse) sera obligatoirement beau, grand et cool. (Une petite astuce : si le héros est un garçon normal, alors ce n’est PAS un shojo manga mais un shonen.)
Au niveau graphique, des yeux énormes et des éléments « kawai » (mignon) viennent décorer l’arrière-plan des cases avec des flocons, des fleurs, des bulles… Les auteurs sont pour une large majorité des femmes qui veulent avant tout provoquer des émotions, répondant ainsi à la demande d’un public essentiellement féminin qui ne trouvait pas forcément son bonheur dans les BD belgo-françaises, pour la plupart écrites par et pour un lectorat masculin. Les incertitudes douloureuses de l’adolescence et ses tâtonnements amoureux constituent le fond de commerce de ces mangas qui se nourrissent de peurs et de désirs primitifs communs à tous les ados. Les sujets font écho à des préoccupations telles que l’acceptation de soi malgré des différences physiques ou autres, la solitude, la rébellion, le rapport avec les garçons, la virginité… mais aussi à des traumatismes parfois aussi denses que la peur du viol, l’abandon familial, ou l’avortement.
Des shojo mangas parfois trop clichés pour certaines lectrices, comme Laura, qui préfère plutôt les mangas dits pour garçons ; « Je préfère de loin des mangas comme GTO. Je ne comprends pas trop cette façon de déclarer que tel manga est pour filles et tel autre pour garçons. Je crois que beaucoup d’entre eux sont unisexes et universels, comme les films ! ».
En arpentant les rayons des librairies, on identifie vite les amateurs- souvent hyper pointus dans leur capacité à se retrouver dans le dédale des courants et des auteurs- venu(e)s faire leurs emplettes du mois. Cette maîtrise de l’univers manga répond à une volonté de puissance que beaucoup de jeunes recherchent, en se distinguant ainsi du vulgum pecus2. Caroline, 20 ans, y consacre plus de 200€ de budget mensuel, en se serrant la ceinture. « C’est une évasion, je les dévore en une demi-heure et les prête à mes amies. J’adore le style de dessin et l’aspect très comique. Je trouve par contre que les héroïnes comme celles de Fruit Basket sont trop naïves, j’aime davantage lire les manga Yaoi ». Petit arrêt ici pour expliquer ce phénomène assez interpellant, celui du sous-genre Yaoi qui décrit des histoires d’amour entre garçons (souvent fort explicites), destinés à un public féminin ! Cet intérêt peut s’expliquer par le fait qu’à travers ces histoires entre hommes, les jeunes filles découvrent la sexualité sans pour autant entamer leur propre projection fantasmatique de la relation sexuelle, puisqu’on n’y voit pas de femmes.
Les raisons du succès
Le succès du manga à l’exportation peut intriguer, dans la mesure où ce produit est le reflet d’un contexte culturel et historique extrêmement
spécifique au Japon. Les mangas sont, au-delà des histoires, un support privilégié d’informations (mangas politiques, historiques …) et sans doute le meilleur miroir de la société et de ses mœurs. Toute consommation étant par nature un processus de sélection et de transformation – voire de « digestion », le lecteur occidental ne prend dans l’univers du manga que ce dont il a besoin et se l’approprie à son gré. Le manga, produit de «plaisir pur», sera d’autant plus apprécié qu’il est un support sur lequel chacun pourra se raconter une histoire particulière. Dans une société de réseaux, les technologies de la communication donnent une ampleur nouvelle aux communautés « sans proximité » et multiplie les appartenances à des tribus aux préoccupations communes, via les nombreux sites et forums sur Internet. Une tribu qui se retrouve dans la vie réelle dans des conventions telles que l’ASIANIM à Liège ou le JapanExpo à Paris. C’est aussi l’universalité des sujets, le graphisme proche des jeux vidéos, le style narratif, des histoires qui leur parlent, parfois très éloignées de la réalité, qui touchent les ados. Pour les jeunes filles occidentales, se plonger dans la lecture de mangas, c’est aussi se créer une zone de repli en s’isolant de l’espace public. On pourrait critiquer les stéréotypes véhiculés dans les messages moraux : pour les garçons, c’est «Effort, amitié, victoire » (la devise de Shûkan Shônen Jump, le plus grand hebdomadaire de shônen manga), et pour les filles adolescentes «Endurance, amitié, mariage». Mais cette leçon est tant connue du lecteur qu’il finit par l’assimiler à une convention dont il s’accommode d’autant mieux que cet affichage moral n’empêche pas le scénario de fourmiller de situations extrêmes ou d’images scabreuses !
Le Cosplay
Avez-vous déjà assisté à une séance de photo-call digne de Cannes où des jeunes filles aux costumes franchement cartoonesques posaient avec beaucoup de professionnalisme devant un parterre de photographes amateurs ? Non ? C’est que A) vous n’avez jamais mis les pieds à Tokyo (surtout dans le quartier d’Harajuku le dimanche) ou que B) vous n’avez jamais mis les pieds dans une convention d’anime japonais. Se déguiser en héros de manga, de films d’animations japonais (anime) ou de jeux vidéos est devenu un passe-temps pour beaucoup de jeunes filles japonaises « ordinaires » le reste du temps. Le week-end venu, c’est pour se sentir différentes de la masse anonyme, pour enfin afficher ses goûts et pour le plaisir de se libérer de son quotidien, qu’elles s’émancipent dans la peau de Naruto ou d’Angel Sanctuary. Elles enfilent des panoplies alliant perruque rose, cape en vinyle et maquillage détonnant et s’affranchissent de la sorte de la pression sociale nippone, des codes de conduite et d’habillement. Une manière aussi de se mettre en porte-à-faux face à l’uniformisation galopante générale. Il est intéressant par ailleurs de souligner que cette pratique alternative est née au Japon – un pays qui décline pour chaque strate de la vie un uniforme bien défini (uniforme scolaire, des OL (office lady- soit employée de bureau), des services communaux, des salary-men, …).
En Europe, la vague du cosplay a déjà commencé à faire des ravages au sein de la communauté des djeun’s, en parallèle à un lectorat de mangas grandissant. Lors des conventions, des concours sont organisés dans lesquels les cosplayers sont notés sur leur déguisement mais aussi sur leur attitude à jouer le personnage. Renata, liégeoise de 17 ans, s’est déjà déguisée et raconte : « le regard des autres sur mon nouveau moi m’a beaucoup amusée, je me suis sentie respectée aussi. »