Aujourd’hui, tu sais que ta vie s’est arrêtée un jour. Tu ne sais pas comment, ni quand, ni pourquoi. Mais tu sais qu’un jour, tu t’es levé et tu avais cessé de croire, d’espérer ou d’attendre.
Quelque temps avant, tu avais également cessé de grandir. On n’est pas adulte parce qu’on a terminé sa croissance. Il faut toujours quelque chose en plus : un compromis, un rêve en pièce, l’abnégation de tout. Certains jours, ça te console un peu de savoir qu’il ne reste rien à nier. Mais, aujour-d’hui, le temps ne passe vraiment pas et tu cherches et tu grattes et tu as seize ans à nouveau.
Ils t’ont convoqué vers les dix-neuf heures : te rendre sans tarder dans les locaux de la police judiciaire. Qu’est-ce que tu faisais ? Où te cachais-tu vers les seize heures ? Ça te saisit tout de suite à la gorge et dans le ventre. Tu énonces :
— « Est-ce que je sais, moi ? »
Ils te disent de t’asseoir. Qu’il faut que tu attendes. Qu’on viendra te chercher. A présent, tu sais que tu as dû réaliser dès la première secon-de.
On n’encaisse pas facilement ce genre de choses. On les prend directement dans les dents. On est un peu étourdi. Mais, au début, on n’est pas encore tout à fait forcé d’y penser et d’y croire.
Tu t’assieds. Tu attends. Tu restes là à te regarder les ongles. Tu penses à Jo et tu rumines ferme : tu lui avais promis, juré, que tu lui ferais signe et que vous feriez des choses ensemble dans la soirée. Elle avait le cafard lorsque vous vous êtes quittés ce matin. Elle disait :
— « Je me sens moche ! »
Toi, tu n’as rien approfondi, comme toujours. Tu as juste essayé de la taquiner un peu sur l’argument. Moche comment ? Comme un pou ? Un contrôle de math ? Ou carrément comme un dépôt d’ordures, un charnier au Cambodge ou cette sacrée Miss Thatcher ? Alors, elle s’est mise à pleurer et tu n’en menais pas large. Qu’est-ce que tu veux faire ?
C’est toujours le même cirque avec Jo, ces temps-ci. Elle se met dans tous ses états et il n’y a rien que tu puisses dire ou tenter. Tu n’y comprends rien. Tu ne sais même pas pourquoi elle pleure. Tu cherches un moment, tu tâtonnes. Puis, tu décroches et tu as envie de tout envoyer paître.
Mais ce matin, vous avez fini par donner du mou tous les deux. Elle a poussé cette grimace : ça ondulait vaguement tout à l’ex-trémité de ses lèvres. Tu as encaissé ça pour un sourire. Dans la foulée, tu lui as promis que tu passerais la soirée avec elle. La voilà qui rayonne. Vous aviez des projets, avec Da-niel et deux ou trois autres paumés de la Maison des Jeunes. -Un concert, un film, une soirée chez quelqu’un : plus moyen de t’en souvenir désormais, mais tu sais que ç’avait l’air très important. Tu as quand même dit à Jo que tu viendrais. Ils ne t’ont pas laissé le temps de trancher, les poulets.
Ça défile devant toi, comme si tu étais juste une tâche sur le mur : des policiers en uniforme et des pontes de la Judiciaire en costard trois pièces ou en imperméable. Ça se succède dans le bureau du com-missaire au bout du corridor. Tu les entends plus ou moins discuter le coup dans le bureau.
Il y a aussi ce grand type, avec un air d’échassier, qui vient de prendre ses quartiers derrière le comptoir. Tu l’observes qui farfouille dans la paperasse. Tu penses à Jo et tu te mets à détester cet oiseau-là.
— « Excusez-moi, tu lui sors. Mais qu’est-ce qu’on me reproche exacte-ment ?
— T’inquiète ! qu’il te répond lentement. On connaît notre boulot ! »
Pour ce que ça te soulage !
Et subitement, tu te mets à penser à ces deux grammes de Libanais que vous vous êtes envoyés avec Daniel et les autres à la fin de la matinée. La première fois que tu expérimentes ce truc-là. La dernière, c’est juré ! Com-ment ont-ils su ? Tu te mets à flipper doucement. Est-ce qu’ils te font souffler dans un ballon, comme pour ces foutus alcoolos ?
C’est à ce moment-là, que ces deux uniformes se ramènent avec la grosse poule tout en cuir et en plumes. Le vrai
cliché ! Tu as déjà vu des putes au Centre, mais celle-là semble sortir tout droit d’un épisode de Starsky et Hutch. Tu encadres la bête et ça te permets de reprendre un tout petit peu tes distances. Ils la traînent par le coude et toute la compagnie se met à pala-brer au comptoir.
— « Qu’est-ce que tu fichais dans le quartier ? qu’ils l’interro-gent.
— Je faisais que passer, elle répond.
— C’est sûr que tu passais », ils se mettent à rigoler.
Toi, tu écoutes ça en silence. Tu enregistres tant que c’est drôle et nouveau, puis tu décroches et tu penses à autre chose.
Du bout des yeux, tu te mets à parcourir le carrelage: une dalle jaune, une rouge, aller-retour jusqu’à l’extrémité du corridor. Les autres, maintenant, discutent à voix basse. Tu vois bien qu’ils jettent de temps à autre un coup d’œil dans ta direction. Paraît qu’ils se seraient quand même mis d’accord sur l’emploi du temps de la pétasse. Et les voilà à te reluquer tous les quatre – cette grosse chose noire et rose et les trois uniformes au comptoir
— comme si tu étais coupable de tout le grand bourbier mondial.
Alors, ils lui disent de poser ses fesses et elle vient tout droit te coller sur le banc. Tu vois vaguement qu’elle essaye d’entamer la conversation, mais tu ne fais rien pour l’encourager.
— « Quel âge que t’as ? elle te sort finalement.
— Seize ans, tu lui réponds, sur la défensive.
— Et ta petite amie ? Quel âge ?
— Quinze, tu lui dis.
— Quinze ans ! Merde ! Quinze ans ! »
Pas envie de te laisser baratiner plus longtemps par cet oiseau-là. Tu lui montres les épaules, fais celui qui a besoin de méditer sur le sens de la vie et ce genre de conneries. Jusqu’à ce qu’ils l’emmènent.
Après, tu te retrouves à nouveau seul avec le planton. Il est là, accoudé au zinc, comme un patron de bistrot. Un air de savou-rer l’instant présent. Et toi, qui bats des dix doigts sur tes cuisses. Tu lui rappelles gentiment ton existence.
— « Du calme, il fait. On s’occupe de toi dans un moment. »
Et tu te calmes.
Au fond, tu n’as rien à faire là. Jamais volé, kidnappé, tué personne. Même si les gens te tapent sur les nerfs. Jo aussi, avec toutes ces foutues idées noires. Mais, les gens sont comme ça. Ce n’est pas une raison pour les dérouiller, non ? Pas une raison pour leur chercher des histoires. Bon, il y a cette histoire de came. Pas de l’héro, ni rien de ce genre. Un tout petit joint, deux bouffées rapides. La toute première fois aujourd’hui. C’est bien ta veine.
Tu te représentes devant l’autorité suprême et tu essaies de plaider ta cause. Tu essaies d’abord l’insolence. Ils contre-attaquent et tu t’étales.
— « Vous n’allez pas emmerder un pauvre gosse pour un si petit délire ? »
Tu leur balances le grand jeu. Ils le savent bien que tu ne fais pas le poids. Tu es tout petit devant la grande machine. Vraiment pitoyable.
Tu te feras couper les cheveux et porteras la cravate et des costards et te fondras, tout petit, tout con, dans la grande masse anonyme. Tu diras bien bonjour, au revoir et bonne année, madame. Tu offriras des brins de muguet à des tas de connards et tu iras au cimetière une fois l’an et tu repasseras tes chemises et tu te bourreras la gueule à la bière, mais seulement en fin de semaine, et tu passeras ton permis de conduire et puis tous les permis et puis, tu trimeras comme une bête, voteras, tireras ton coups selon les règles.
Mais, en réalité, tu n’y crois même pas à cette histoire de came. Tu ne t’en fais pas pour ça. Des images viennent dans ta tête. C’est là devant toi. Dans le désor-dre. En cascade. Ça reste à flotter tout un temps devant tes yeux et tu ne prends surtout pas la peine de creuser.
Tu t’accroches à la première idée passable. Tu te racontes encore cette histoire : un pauvre type s’est fait esquinter la couenne cet après-midi, vers les seize heures. On lui a tiré ses pitoyables économies, on lui a plongé la tête dans un sac, on lui a arraché la carotide ou les tripes à coups de
stylo à bille. Le genre de choses qui arrivent tous les jours, non?
Le voilà qui râle, parce que c’est justement à lui que ça arrive. Les flics se pointent, tandis qu’il agonise. Il donne ton nom et il claque. Pourquoi donne-t-il ton nom ? Les gens sont mauvais, mon petit. Oui, mais pourquoi cet enfoiré donne-t-il justement ton nom ? Ces imbéciles ont dû mal compren-dre. Un malentendu, une erreur lamentable, votre honneur ! Et tu te mets à te bidonner tout seul sur ton banc : quelle histoire à la con !
Alors, tu réfléchis encore une fois à ce que tu diras lorsque tu seras avec Derrick et sa bande dans le bureau au fond du corridor. Pas la moindre idée de ce que vous me reprochez, les gars. Cette après-midi ? J’ai un alibi. C’est comme ça qu’on dit, non ? Bien sûr que je me paie votre tête. Au point où nous en som-mes !
Elle s’appelle Jo. Quinze ans. Étudiante. Une chique fille. Plein d’idées dans la tête. Elle dit qu’elle veut faire médecin, dentiste ou psychologue. Un truc du genre. Elle dit qu’elle aime les gens. Que ce sont les gens qui ne l’aiment pas. Bon début pour un dentiste, hein ?
Puis, tu te remets à penser de toutes tes forces à Jo. Tu te dis : elle doit s’inquiéter. Tu lui avais juré que tu viendrais. Elle doit te dé-tester pour ça. Tu la vois bien, en ce moment même, jurant, pestant contre toi. Ils ne te feront pas de mot d’excuse. Ils ne t’ont même pas laissé le temps de lui passer un coup de fil, ces tocards de poulets. Et tu sais que la prochaine fois que vous vous verrez, tu auras droit à la totale.
C’est qu’elle est drôlement nerveuse, ces temps-ci. Parfois non : parfois, quand ses parents s’absentent pour la nuit, elle te laisse dormir tout près d’elle. Elle ne dit rien. Elle passe sa main dans tes cheveux.
Tu adores quand elle fait ça. Tu ne dors pas : tu l’écoutes respirer tout contre toi. Doucement. Doucement pour ne pas te réveiller. Mais tu ne dors pas. Tu es heureux d’être là. Béat. Et dans ces moments-là, tu songes très fort à elle et tu as le sentiment de déborder de partout. Tu fixes sa présence à côté de toi, son univers, comme si le reste du monde n’y était pas.
Mais voilà que tous les types du bureau commencent à défiler en direction de la sortie. Ils rentrent chez eux : leurs pan-toufles, leur grosse femme et leur chien, l’un après l’autre, en te laissant poireauter sur le banc. Et toi, tu sens que ça vient et tu as peur à t’en faire imploser le cœur et les entrailles.
Tu as retiré une à une les épingles de nourrice sur ta veste, tes badges des Buzzcoks et des Sex Pistols. Tu as enfoui, dans le fond d’une poche, tout ce qui te représente et détonne. C’est réglé : tu nieras tout en bloc. Et en attendant, tu tires sur ta cigarette en relevant les imperfections du carrelage, les traînées de nicotine sur les murs.
De temps en temps, tu fixes aussi cette porte au bout du couloir. Le temps qui s’arrête un quart de tour. Qui bascule et qui repart. Attendre qu’il se passe quelque chose. Un murmure, un geste. N’importe quoi, qu’on en finisse. T’en aller maintenant. Dire :
— « Je m’en vais. »
Te lever et dire :
— « Je me casse ! Allez vous faire mettre ! »
Ce ne sont pas tes histoires. Jo qui t’attend et Jo qui râle. Ils ne savent rien. Ne respectent rien.
Et puis soudain, tu cesses de t’en faire. Il y a Jo et tu sais qu’elle dira que tu étais avec elle quand on a volé, kidnappé ou tué l’autre crevard. Tu sais aussi qu’elle t’attend et tu te fous qu’elle râle. Tu agites tout ça et tu es content de savoir que tu n’es pas tout seul à te faire entuber dans cette foire. Alors, le ponte émerge à l’autre bout du couloir :
— « Pouvez rentrer chez vous », qu’il te jette.
Et puis, comme pour lui-même :
— « C’était bien un suicide. »
C’est là que toutes les images se mettent à s’affoler, puis à se regrouper, comme un gros bouillons de molécules, dans ton crâne. Un tir groupé de sensations douloureuses et précises. Tu encaisses tout d’un seul coup. Tout ce qui te démangeait depuis des
heures. Elle ne t’a pas attendu, Jo. Et c’est elle qui te tue.
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