Phénomène social et culturel, le râle ne peut être étouffé dans le silence. Le mécontentement, les plaintes et autres récriminations ne prennent sens que dans leur formulation à autrui. Le râleur n’a alors d’autre recours que la plume. Le courrier des lecteurs devient le relais de coups de gueule et coups de colère en tout genre. Politique, économie, terrorisme, art, célébrités, chiens et chats… les thématiques les plus variées y sont abordées. Les lecteurs du Figaro Magazine ou de Marianne, les abonnés à Voici ou au Nouvel Observateur, les disciples du Vif L’Express ou de Ciné Télé Revue, tous partagent dans les pages de leur magazine respectif la lecture de cette précieuse rubrique.
Recueil de coups de gueule hétéroclites, le courrier des lecteurs offre au râleur l’opportunité de faire part de son mécontentement aux autres abonnés. Le partage du râle dans sa mise en scène écrite contribue ainsi au sentiment d’appartenance à une communauté de lecteurs. Partager la lecture d’un hebdomadaire, c’est aussi prendre connaissance des plaintes formulées par les autres lecteurs afin d’en devenir le relais social. La révélation du râle à la collectivité par voie médiatique confère au courrier des lecteurs des vertus véritablement cathartiques.
Espace pluriel, cette rubrique aux accents démocratiques accueille des plaintes diverses. Les préoccupations du râleur varient en fonction des hebdomadaires. Le râleur du Figaro Magazine ne partage pas les coups de gueule du lecteur de Marianne et quand bien même les thèmes abordés sont identiques, les points de vue sont fortement divergents. De la même manière, les récriminations de l’abonné au Nouvel Observateur semblent étrangères à la lectrice de Voici. Microcosme du râle, le courrier des lecteurs voit, en son sein, les thématiques varier, se rencontrer ou diverger, selon l’objet et l’orientation politique de son porte-voix médiatique. Reflet des préoccupations de son lectorat, mise en scène écrite du râle, espace public aux vertus libératrices, le courrier des lecteurs est un phénomène profondément social.
Marianne et le Nouvel Observateur
Terrorisme, « droits-de-l’hommisme », islamisme, judaïsme, gauchisme… et toute autre déclinaison du – isme sont au cœur du courrier des lecteurs tant de Marianne que du Nouvel Observateur. Si ces hebdomadaires sont tous deux réputés de gauche, on peut cependant noter à la lecture du courrier des lecteurs que le gauchisme se pratique à des degrés divers.
Le râleur de Marianne, un homme la plupart du temps, dans une situation économique précaire malgré ses années de Fac, développe dans les colonnes du « Journal des lecteurs », un râle engagé souvent sarcastique et le plus souvent dirigé contre les politiques.
« Ce coup de gueule M. Mer c’est pour vous apprendre à mesurer vos propos et à ne plus vous regarder le nombril en vous prenant pour Dieu. »
« Rendez-nous la Gauche, mais la vraie, celle qui agit. La droite n’a en ce moment pas grand chose à craindre. »
« La situation catastrophique vécue lors de la canicule illustre une fois de plus l’incurie du gouvernement Raffarin. (…) En tant que citoyen je suis très en colère contre ce gouvernement. »
Si le râleur de Marianne n’hésite pas à dénoncer, à critiquer, et à s’opposer le plus fréquemment avec ironie, le râleur du Nouvel Observateur, quant à lui, est plus modéré. Il n’a pas de grief à formuler concernant ses difficultés économiques, ses récriminations porteront alors d’avantage sur les grands sujets de société dans un langage soutenu.
Râleur cultivé et lettré, il s’insurge contre le déclin du latin et du grec : « J’en appelle à la liberté d’engagement légendaire du Nouvel Observateur, les disciples de Platon et de Cicéron ont besoin d’un relais d’information… »
Mais parfois le râleur façon Nouvel Observateur s’emporte et dénonce les lacunes de l’éducation nationale : « Les profs sont les recordmen toutes catégories confondues des névroses, les champions des anxiolytiques et des antidépresseurs. Pourquoi ? Leur métier qui
consiste en priorité à maîtriser et se faire entendre dans une classe, ils ne le connaissent pas. »
La rubrique « Parole aux lecteurs » est aussi l’occasion, chaque semaine, d’accueillir le râle d’une personnalité. Le râleur mondain peut alors s’exprimer en toute liberté sur le sujet qui lui tient à cœur. André Glucksmann vous met en garde « Ne dites pas que vous ne le saviez pas. Vous les millions qui défilèrent contre « la guerre de Bush », pourquoi ni avant ni après, jamais contre le pire du pire, la guerre de Poutine ? »
Autrefois libertaire, engagé, luttant contre toute forme de conservatisme, héritier de mai 68, le râleur du Nouvel Observateur n’est-il pas en train de devenir « réac » ?
Figaro Magazine
« Il serait grand temps d’avoir à la tête de la France des hommes politiques qui agissent dans l’intérêt de leur pays, avant de penser à leur avenir. »
« Écœurée, le mot n’est pas trop fort pour qualifier mon état d’esprit au lendemain de ces élections. »
« Le peuple le plus intelligent de la Terre vient de donner aux socialistes la quasi-totalité des Régions françaises. Apparemment leurs petites cellules grises chères à Hercule Poirot n’ont pas bien fonctionné. ».
Au lendemain du désastre électoral de la droite aux élections régionales et cantonales françaises le 28 mars dernier, le Figaro Magazine s’enflamme. Et il n’est pas le seul. Le lectorat, heurté au plus profond de ses convictions, veut lui aussi s’exprimer et faire part haut et fort de son mécontentement. Le courrier des lecteurs est là pour ça. Grandes considérations sur « le vrai socialisme » et « la droite sociale », « la démocratie participative » de Ségolène Royal, la politique le l’UMP, les 35 heures, le rôle d’un Premier ministre… Le lecteur du Figaro Magazine sait tout et le dit. Les problèmes politiques, il en connaît les tenants et les aboutissants. Râler ? Lui ? Jamais ! Il ne fait que dans le constructif… et si l’on prenait la peine de l’écouter, il en aurait, lui, des solutions !
Vif L’Express
Le courrier des lecteurs du magazine le Vif l’Express reflète une réalité moins tranchée que dans le Figaro Magazine ; les sujets y sont tout autant multiples et divers que les opinions. Le Vif, magazine pourtant connoté à tendance libérale, semble toucher un vaste lectorat d’orientations politiques souvent divergentes. Il semble représenter, au sein d’une population définie comme la classe moyenne, LE magazine d’actualité de référence. Le Vif permet ainsi à travers la diversité de son courrier des lecteurs d’ouvrir le débat sur une société en éternel devenir. De nombreux sujets y sont abordés. De manière simple mais néanmoins spontanée et intelligente. Il n’échappe cependant pas, lui non plus, à la forme la plus prégnante de ce genre de rubrique : le râle. Et tout y passe. Du conflit israélo-palestinien au procès Dutroux en passant par la stigmatisation du milieu homosexuel. Le lecteur du Vif l’express semble posséder une connaissance moyenne sur un vaste nombre de sujets. Il s’intéresse à l’actualité et revendique lui aussi le droit à la parole. En toute humilité.
Ciné télé revue et Voici
Et pourquoi Madame Michu, notre bonne vieille ménagère de 50 ans, n’aurait-elle pas le droit elle aussi de râler ? Pourquoi ne pourrait-elle pas, elle aussi, se plaindre ? N’est-il pas capital de pouvoir exprimer sa crainte de voir Alizée disparaître à jamais de nos écrans dans Voici ? De pester contre Coralie des L5 qui lui a refusé un autographe la veille ? De s’indigner de l’infidélité de Tom Cruise envers Nicole Kidman ? Elle aussi, elle a des choses à dire, alors pourquoi s’en priver ? Bien sûr, tout cela peut paraître tellement futile aux yeux de tous ces intellos « branchouilles » et nouveaux bourgeois réac’, lecteurs de grands hebdomadaires, dits « de qualité »…mais la vie n’est pas que politique, éthique ou morale, et ça, Madame Michu est fière de l’avoir compris, elle. Les déboires avec les services de la TEC, le harcèlement des démarcheurs, le nouveau code de la route, les crottes de chiens sur les trottoirs… Les
voilà les véritables préoccupations de notre société !