Très peu de travaux ont été réalisés sur un sentiment si répandu, si ce n’est le livre de Mireille Brahic sorti il y a quelques années « Arrêter de râler ! », sur lequel nous reviendrons. Même dans les facultés de psycho, il fut laborieux de trouver des réponses, comme si râler était un sentiment mineur, quelque chose d’anodin. Bien sûr, « râler » ferait partie de la psychologie des émotions et rentrerait dans le cadre de la psychologie cognitive et comportementale, mais ça ne cadre pas vraiment avec les huit émotions recensées dans les syllabus : la tristesse, le chagrin, la joie, la surprise, la peur, le dégoût, la culpabilité et la colère…
C’est de la colère que le fait de râler se rapprocherait peut-être le plus, mais c’est une forme de colère particulière, proche de la rage, et cependant moins forte. On se situe d’avantage dans le registre de l’expression de l’émotion, expression particulière à chacun et à la situation. D’autres pistes intéressantes pour expliquer le « râle » sont les théories psychanalytiques de la frustration et de l’agressivité qui en découle. En bref, nous éprouvons de la frustration et de l’agressivité chaque fois que notre désir d’atteindre un but quelconque est bloqué par quelqu’un ou quelque chose, alors nous sommes enclins à causer des dommages à l’obstacle qui se dresse sur notre chemin. Là, on se rapproche de notre objet, puisqu’on râle souvent par réaction à de la frustration, quand quelque chose se met entre nous et nos objectifs. Bien sûr, on peut râler contre des choses, des événements, on râle contre le temps qu’il fait ou contre le temps qui passe. Et ce n’est pas très grave, mais il faut bien dire qu’on râle surtout sur les gens, et en passant le plus souvent par la troisième personne. L’enfer c’est les autres, et ce n’est pas nouveau ! Contre soi-même, on ne râle pas vraiment : on ressasse, on se mortifie, on se ronge, ou alors on refoule. On râle peu aussi à la deuxième personne. Il est rare qu’on s’adresse directement à la personne concernée par le motif de la « râlerie ». La plupart du temps, on râle devant un tiers dont on espère d’ailleurs l’approbation, le soutien, ou au moins l’écoute. C’est toujours plus réconfortant de râler à deux, sur un troisième…
Le fait de râler serait donc une forme de communication indirecte, une expression différée de la colère …
Si certaines personnes ont peu recours à la râlerie, il est fort probable qu’ils refoulent… et qu’ils en souffrent. Et s’ils passent aux yeux du monde pour des gens paisibles et pacifiques, il n’en est pas moins vrai qu’il s’agit souvent d’êtres blessés, voire aigris.
Le fait de râler est donc bien dans une certaine mesure normal, voir même bénéfique pour l’individu. Il y a indéniablement un effet de catharsis dans la râlerie. Peut-être est-ce une soupape nécessaire qui permet un certain équilibre dans nos rapports à l’autre, une façon de ne pas entrer en conflit direct. La râlerie serait alors une petite sœur de la bonne dose d’hypocrisie nécessaire à des rapports sociaux vivables. Mais encore faut-il que ce mécanisme de défense utile n’envahisse pas tout, car on ne peut pas vivre non plus dans une société où tout le monde râlerait tout le temps, sur tout et sur tous. Or, c’est parfois le sentiment qu’on a quand on scrute notre environnement quotidien. Doit-on mettre en cause notre société individualiste, de plus en plus morcelée, avec de moins en moins de socle commun, où personne ne veut d’équipement collectif qui vienne défigurer son bout de jardin, mais où on peste contre des services publics défaillants ? On veut le beurre et l’argent du beurre, sinon… on râle.
Entretien avec Mireille Brahic, formatrice, consultante, auteur de plusieurs livres de « psychologie sociale », dont « Arrêter de râler » (1) qui était, paraît-il, le livre de chevet de Raffarin… A croire que les râleurs ont décidé d’aller voter…
Finalement pourquoi avoir écrit ce livre « Arrêtez de râler », quel en est l’argument principal ?
nMireille Brahic : Mon métier de consultant me donne l’occasion de m’introduire dans des entreprises ou des administrations, la plupart du temps dans des périodes de changement ou de restructuration. Ce sont là des occasions de mécontentement, des périodes où les gens se disent : « C’était toujours mieux avant ! ». En tant que personne extérieure à l’entreprise, on m’adresse volontiers les reproches qu’on n’oserait pas adresser au vrai destinataire : le supérieur. Et comme j’aime beaucoup écouter, j’ai eu envie de mettre en ordre et de publier le fruit de mes observations en les confrontant aux théories psychologiques que j’ai pu apprendre au cours de mes études.
Qui sont les râleurs ? Contre qui et pourquoi râle-t-on ?
M.B. : Nous sommes tous plus ou moins râleurs, pour peu que les circonstances nous en fournissent l’occasion. Mais certains d’entre nous sont plus doués que d’autres, et râlent tout le temps contre tout le monde : ce sont ces nombreuses personnes qui font partie des « jamais contents ! » Quoi qu’il en soit, c’est toujours après « les autres » qu’on râle, parce qu’on estime qu’ils agissent en dépit du bon sens. Et on râle immanquablement quand notre intérêt personnel immédiat est menacé. Certains sont plus râleurs que d’autres, il y a des familles de râleurs et quand on a commencé à râler, le phénomène s’amplifie avec le temps. Mais il n’y a pas de règle : il y a autant de râleuses que de râleurs et on est tous râleur de temps en temps. Le râleur est souvent considéré comme une plaie et on tente de l’éviter. Mais parfois aussi, on peut se servir du râleur de service comme porte-parole.
C’est quoi en fait râler ? De la colère, de la frustration ?
M.B. : Le fait de râler a sans doute une fonction thérapeutique. Mais il ne faut pas blesser, ce faisant, ceux qui nous entourent et qui ne méritent pas de reproche. Puisque c’est après les autres et quand notre intérêt immédiat est menacé qu’on râle, c’est bien de la frustration et de la colère, cette dernière s’exprimant de manière plus ou moins forte et plus ou moins fréquente.
Comment transcender notre râlerie pour en faire quelque chose de constructif ? La fait de râler ne participe-t-il pas à la construction de notre identité ?
M.B. : Râler peut servir à évacuer certaines choses négatives. Mais il faut apprendre à maîtriser sa colère ou à la destiner à celui qui la mérite. Pour exprimer son mécontentement sans accuser les autres, il faut s’entraîner à parler en « je ». Par exemple dire « Je ne comprends pas ton attitude » plutôt que « C’est/Tu es un con ! » ; « Je suis choqué par cette initiative » plutôt que « Ils font tout pour nous embêter ». La deuxième version, c’est notre interprétation et elle peut être fausse. La première version, c’est notre ressenti — le nôtre — celui-là nous appartient, on peut en faire part sous cette forme. D’ailleurs, accuser entraîne une réaction en chaîne d’agressivité et d’évitement tandis que parler en « je » permet la construction d’un dialogue, ce qui est toujours la solution la plus profitable.
D’après M. BRAHIC, on pourrait classer les râleurs en 9 grandes catégories qui correspondraient à 9 causes de reproches qu’on pourrait adresser à autrui :
1. On râle parce que les autres ne font jamais les choses assez bien, — à savoir comme eux entendent que c’est bien ! —. C’est notamment les innombrables reproches qui tournent autour du ménage, du rangement…
2. On râle parce que les autres ne s’occupent pas assez de charité autour d’eux et laissent scandaleusement leurs semblables dans la misère, « ce sont des exploiteurs, des radins, des égocentriques ou des égoïstes…»
3. On râle parce que les autres ne sont pas assez courageux, qu’ils ne se donnent pas à fond dans leur travail, qu’ils ne prennent pas d’initiatives, qu’ils osent rester inactifs à certains moments : « ce sont des feignants ou des fainéants ! »…
4. On râle parce que les autres ont des ambitions minables, dénuées d’aspirations
spirituelles ou artistiques, parce qu’ils se contentent d’une vie « normale », et rien n’est plus haïssable que la « normalité »…
5. On râle parce que les autres décident ou contestent – souvent à tort – des choses sans s’informer à fond sur le sujet en question ; ils parlent sans réfléchir, critiquent sans fondement, décident sans savoir…
6. On râle parce que les autres n’ont pas les mêmes conventions que nous (qui sont les seules vraies, bien entendu). Les autres sont des cons qui n’ont rien compris ou font exprès de ne rien comprendre à la vie, que ce soit par facilité, ou par appât du gain…
7. On râle parce que les autres nous contraignent, parce qu’ils nous empêchent de nous exprimer, d’agir comme bon nous semble, nous obligeant à prendre certaines décisions contre notre gré, que ce soit dans la sphère professionnelle, ou pire, dans la sphère privée. Ce sont des dirigistes ou des moralisateurs…
8. On râle parce que les autres sont des mous, des faibles, des incapables, qu’il faut toujours secouer ou secourir…
9. On râle enfin parce que les autres sont querelleurs, parce qu’ils font exprès de chercher des motifs de bagarre quand on pourrait ne pas faire de vague…