5. J’aurais voulu être un artiste

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Actor studio VS show business.

A l’âge de l’information, le combat politique est une guérilla de la communication pour la réappropriation du langage, de l’imaginaire (politique) et de ses capacités d’expression. N’importe quel acteur vous le dira : il est difficile de casser une image. N’importe quel écrivain vous le déclarera : quand on veut exprimer des non-dit, la langue semble limitée. N’importe quel réalisateur vous le confiera : c’est un véritable casse-tête de trouver les codes narratifs et scénographiques qui révéleront ce qu’on a jusque là tenu dans l’ombre. Peut-être est-ce parce que nécessité politique et difficulté poétique sont aujourd’hui si proches que la contre-attaque lancée par les intermittents du spectacle face à la destruction annoncée de leur régime d’assurance-chômage apparaît comme un des contre-projets politiques les plus ambitieux de ces dernières années…

Si le Baron Seillier (leader du MEDEF, le syndicat du patronat français) s’acharne autant sur la question, ce n’est pas pour une simple question d’allergie au coût exorbitant de l’entretien d’une catégorie sociale privilégiée. Derrière la stratégie communicationnelle du binôme gouvernement/MEDEF, qui donne l’image d’artiste flâneurs et profiteurs – accrochés à leur rente de noblesse d’État quand le peuple meurt de faim -, la réalité du rapport de force qui se construit entre intermittents du spectacle et héraut du néo-libéralisme pourrait bien se révéler d’une importance stratégique bien plus grande que l’imposition d’une économie substantielle par réduction de quelques abus.

Exception culturelle VS « nous sommes tous des artistes ».

L’original dispositif de régime de chômage dont jouissent encore avec sursis (résultat des régionales oblige) les intermittents du spectacles français est un héritage d’une des pages les plus glorieuses des expériences de la gauche parlementaire au pouvoir : le front populaire de 1936. Il s’agissait à l’époque de fournir un dispositif spécifique aux salariés intermittents du cinéma (cadres et techniciens à employeurs multiples). Articulé avec la désacralisation croissante de la culture et son entrée dans l’ère de production massive et industrielle, ce régime particulier a lentement évolué pour, in fine, convenir aux multitudes de nouveaux sujets singuliers et hétéroclites pour qui la production culturelle n’est plus l’affaire d’une élite.

Imparfait, ce régime d’assurance laisse encore sur le carreau quelques 130 000 intermittents non-indemnisés, nombres de « freaks » du statut professionnel (designers, architectes, créateurs de mode, free-lance de la communication…) et la quasi totalité des travailleurs précaires de la riche industrie de la production immatérielle (information, formation, usine à rêves,…). Pourtant, c’en est déjà bien trop pour le patronat français : il ne peut laisser une brèche aussi béante au milieu du bel édifice de la société de la communication et des loisirs. Il faut remettre de l’ordre dans tout cela : déterminer de manière claire et légale qui est artiste et qui ne l’est pas. Pour ceux qui en sont, il y aura un statut exceptionnel qui confirmera la règle valable pour tous les autres : paupérisation, flexibilité et travail gratuit.

Le résultat de cette reprise en main devrait s’avérer payant : 40 % des indemnisés passeraient à la trappe et le nouveau protocole promet de fermer à tout jamais la porte d’entrée de ce régime d’assurance-chômage pour les nouvelles générations. Fini de rêvasser, les pseudo-artistes : au travail, les glandeurs…

Festival de la démystification.

Tout pourrait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes pour les nouveaux vampires de l’industrie des loisirs et du spectacles sans les râleries de ces saltimbanques et acrobates qui se refusent à rejoindre le rang des cyber-esclaves et autres cerfs du 3ème millénaires. Sans ces ménestrels arrogants qui exigeraient presque d’être payés pour travailler.

Ils commencent sérieusement à
devenir troublants ces techno-troubadours, avec leur manie de ré-inventer l’art de la plainte. Surtout s’ils brisent des faux-semblants entretenus avec douceur par les logorrhées infra-sensibles des conteurs néo-libéraux au travers des journaux télévisés, des chroniques radiophoniques des experts du sens commun et des éditoriaux de la presse écrite. Car c’est bien de cela qu’il s’est agi à l’occasion de l’annulation du festival d’Avignon, l’été dernier. Le tremblement de terre fut, ô surprise, de nature économique bien plus que culturelle. Et ce qui apparaît comme exceptionnel ce n’est pas tant le caractère prétendument non-marchand et « gratuit » du labeur des travailleurs de la culture que l’importance de la plus-value qu’ils génèrent. Ce qui apparaît, ce n’est pas l’inutilité d’une bande de paresseux dandys mais une infime partie de ce qui est systématiquement maintenu dans l’ombre par les tenants de l’économie politique classique : la position stratégique de la création (artistique) dans la production de richesse.

Ce festival qui n’eut jamais lieu pourrait bien être un des plus grands événements politico-culturels de ces 30 dernières années…

Retour vers le futur : inter-mutants du spectacle, unissons-nous !

Les intermittents élaborent un scénario de politique-fiction décidément radical. C’est l’histoire d’une droite « courageuse » et « réformatrice » qui voulait moderniser la France en la libérant des fardeaux du passé pour en faire un paradis terrestre pour tous les investisseurs de l’industrie de la culture et qui, croyant s’attaquer à un problème, le voit se retourner, par un acte de magie noire, en solution. Un film étrange et surprenant dans lequel les artistes donnent des leçons de conjugaison aux entrepreneurs et à la classe politique. Surprenant oui, mais pas absurde. Quand ces derniers veulent en finir avec ce qu’ils affirment être un reliquat d’un autre âge, les intermittents répliquent, non sans style, qu’ils ont bel et bien raison : le dispositif d’assurance-chômage dont ils bénéficient n’est pas de notre époque…

Pas de happy-end de real politique : un rebondissement !

Ce que le gouvernement médefien veut conjuguer au passé, les intermittents le mettent au futur. Refusant le caractère particulier de la figure de l’artiste dans une économie où le travail répétitif (ou fordiste) à perdu sa position hégémonique et dans laquelle c’est la capacité d’invention et de communication qui est sans cesse mise à contribution, ils osent affirmer que ce qu’on veut rendre encore plus exceptionnel doit se généraliser. Loin de se laisser enfermer dans une lutte sectorielle pour la défense d’intérêts qui leurs sont propres, les intermittents du spectacles revendiquent une sorte de New Deal (1) du 3ème millénaire. Ils proposent que la reconstruction du Welfare State s’effectue en s’inspirant du régime d’assurance-chômage dont ils bénéficient parce qu’il est une solution pour permettre enfin l’intégration sociale du bestiaire des travailleurs de la société de l’information, de la communication et des loisirs.

Si le cadre est celui de la démocratie représentative classique, ce discours est forcément hors champs. La droite ne peut apparaître que comme un ennemi. La gauche travailliste et son éternel refrain psycho-rigide sur la création d’emplois ne saurait apparaître comme un allié – elle est de manière déclarée favorable à l’exception culturelle. Ne reste alors que la stratégie radicale : la ré-écriture complète d’un scénario, au-delà des canons éculés de la politique spectaculaire. Voyons-y une bienfaisante explosion de l’imaginaire politique plutôt que, ainsi que l’insinuent certains, le simple râle d’une bande d’indécis constamment mécontents…

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