du mac fast au kali yuga

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La fugacité de l’existence humaine, confrontée à un univers en apparence infini, n’a cessé de pousser les civilisations tout au long de l’histoire à tenter de trouver des moyens de comprendre l’immense et l’inexplicable.

L’humanisation ou conquête du temps se proposa donc de tenter de comprendre et d’organiser des questions comme la déité, le temps limité et transcendant (1). Le fait de prétendre apporter une réponse à ces questions, en soi une revendication de pouvoir, aboutit à la stratification de la société entre les détenteurs de l’autorité, les sculpteurs du temps, et les simples mortels. Le temps lui-même devint le privilège suprême, réservé aux dieux (parfois immortels) et aux dirigeants, donc un outil fondamental de structuration et de domination de la société. Dans l’ancienne Chine, plus on était important et plus on se déplaçait lentement.

Dans le monde occidental, le calendrier grégorien, ainsi nommé d’après le pape Grégoire XIII, devint le principal référentiel temporel. Version améliorée du calendrier julien (romain), il perpétue un rythme cyclique basé sur la récurrence des jours, des semaines et des mois. Cependant, ancré dans la tradition judéo-chrétienne, la perception occidentale du temps privilégie une perception linéaire de celui-ci.

Dans la Bible, Dieu est le maître du temps. Créateur du Monde, il/elle/cela décrètera la fin de l’existence humaine lors de l’Apocalypse. Alors, selon leurs actes (pour les catholiques) ou leur foi (pour les protestants), chaque personne sera jugée puis dirigée vers le paradis ou l’enfer pour l’éternité. L’existence chrétienne est ainsi un temps de jugement, avec un début et une fin.

Cette préférence pour la conception linéaire du temps se retrouve, par exemple, dans le concept d’évolution, transformation irréversible. De plus, elle légitime le projet occidental de progrès et de croissance, plus que jamais au cœur de notre organisation sociale et économique, à tel point que la nature cyclique du temps tend à ne plus occuper qu’une portion congrue de nos existences. Nous faisons de moins en moins la différence entre le jour et la nuit, les week-ends succombent aux coups de boutoir de la productivité et les dernières avancées scientifiques ont pour ambition de supprimer la nécessité du cycle féminin (2).

Une approche bien différente prévalait dans la Chine ancienne. La composante cyclique du temps était alors bien plus en faveur. Le cosmos, plus haute forme de vie incluant toute vie terrestre, était soumis à des cycles de destruction et de (re)construction. Chaque cycle était divisé en cinq temps, ou Eléments, chacun responsable de la création du suivant. La Théorie des Cinq Eléments renseigne sur bien des aspects de la pensée chinoise traditionnelle. La philosophie, la musique, la médecine et même la stratégie militaire étaient ordonnées par cette conception cyclique du temps.

Les Cinq Eléments sont le reflet des phénomènes observés dans la nature, exprimés par le changement des saisons. Chaque Elément est associé à une saison et possède certains attributs. L’eau, ou l’hiver, est le premier temps. D’elle vient le bois, la force vitale qui jaillit de la nature au printemps. Le feu symbolise l’été, lorsque la nature s’épanouit et offre ses fruits pour la récolte à la fin de l’été (c’est alors le temps de la terre). Avec l’automne, la sève des plantes redescend et celles-ci se contractent, temps symbolisé par l’Elément métal. L’Elément qui clôt le cycle est à nouveau l’eau, source et fin de toute vie, ramenant celle-ci à la quiétude de l’hiver.

Selon cette théorie appliquée à l’organisation politique de la société, chaque dynastie suit un même cycle à la fois de création et de destruction : dans un premier temps, un nouveau dirigeant unit la Chine et fonde une nouvelle dynastie (eau). Puis la Chine, sous ce nouveau dirigeant, prospère (bois/feu). L’âge d’or survient (terre). C’est alors que la dynastie commence à péricliter, la corruption s’insinue à la cour impériale et l’empire entame une
période de déclin et d’instabilité (métal). La dynastie perd ensuite le Mandat du Ciel, sa légitimité à gouverner, et est renversée par une rébellion. Le Mandat du Ciel est alors transmis à la dynastie suivante et le cycle recommence (eau).

Les cinq éléments forment ainsi la base de la théorie politique chinoise traditionnelle. La création et la destruction sont vues comme interdépendantes et inévitables, chacune étant la source de l’autre.

Cette approche diffère grandement de la conception biblique du temps, où l’homme doit se tenir nu sous le regard de Dieu tout au long d’une existence partagée entre l’espoir et le désespoir. Selon la Bible, une perte peut être considérée comme une punition ou un avertissement tandis que dans la Théorie des Cinq Eléments celle-ci constitue une part inévitable de la vie. Les hommes sont donc moins assujettis aux implications morales de tels événements.

Une conception similaire du temps se retrouve dans la tradition védique, dans laquelle la culture hindoue et plus tard les pratiques bouddhistes sont ancrées. Comme dans la conception chinoise, le temps y est pris indéfiniment dans un cycle de destruction (Âge des Ténèbres) et de reconstruction (Âge d’or) qui constitue la source de l’univers. Ces différents moments sont appelés les Yugas.

Les enseignements védiques différencient quatre Yugas : Satya, Treta, Dwapara et Kali. Le Satya Yuga, ou Âge d’or, est un temps libéré du malheur. La plus grande majorité y peut connaître la spiritualité et n’est plus enchaînée par l’accumulation matérielle. Le Treta Yuga est à comprendre comme l’Âge mental, au cours duquel le pouvoir mental est exploité ; les hommes y détiennent le pouvoir et les inventions dissolvent essentiellement l’illusion du temps. Au cours du Dwapara Yuga, la science s’épanouit, les inventions sont abondantes et particulièrement celles qui dissolvent les illusions de distance (entre les personnes et entre les choses). Le pouvoir y est principalement détenu par les femmes.

Durant le temps le plus sombre, Kali Yuga, la majorité n’est consciente que des aspects physiques de l’existence, l’emphase y est surtout portée sur la survie matérielle et le pouvoir est principalement aux mains des hommes. Les relations au monde spirituel y sont majoritairement gouvernées par la superstition et l’autorité.

La descente de Satya à Kali est associée à une détérioration progressive du Dharma (droiture), ce qui se manifeste par un épuisement qualitatif des normes morales humaines. Le temps adopte donc ici un rôle normatif, le passage d’un âge à un autre est une conséquence du déclin des capacités humaines de raisonnement.

Bien que ne souscrivant pas aux injonctions de la rigueur scientifique, ces exemples illustrent la richesse d’une approche cyclique du temps, suffisamment large pour prendre en compte la nature interdépendante et constamment rétroactive de la réalité.

Les perceptions du temps forment la base même de son utilisation, le rythme de vie. En en ignorant les différentes conceptions possibles, en même temps cycliques et linéaires, nous tendons à concevoir le temps comme un facteur d’efficacité dans tous les aspects de la vie, une unité économique. Ne se concentrer que sur les aspects utiles et pragmatiques du temps nous prive de sa dimension cyclique, nous empêchant par là même d’accéder à une composante fondamentale de la réalité. Le temps purement linéaire est le temps de la technique, celui de nos créations, pas le nôtre; et il semble malheureusement que nous créions nettement plus mieux en détruisant qu’en construisant. Au point où nous en sommes, il serait d’ailleurs souhaitable que le cycle de la décrépitude ne tarde pas trop à s’achever, ce n’est pas une vision très réjouissante.

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