N’en déplaise à celui qui m’a – et assez violemment – reproché de m’être trop étendu sur Michel ONFRAY dans le numéro précédent, qu’il me soit permis de signaler la parution, chez Grasset, des tomes 3 & 4 de la Contre-histoire de la philosophie : les Libertins baroques (Pierre Charron, François La Mothe Le Vayer, Charles de Saint-Èvremond, Pierre Gassendi, Cyrano de Bergerac, Baruch de Spinoza) & les Ultras des Lumières (Jean Meslier, Julien Offray de La Mettrie, Pierre-Louis Moreau de Maupertuis, Claude Adrien Helvétius, Paul-Henri Thiry d’Holbach, Donatien Alphonse François de Sade), bref, que du beau linge. Ceci fait, passons hardiment de la philosophie à l’écologie. On se procurera sans hésiter Acte écologique.be, Pour un pacte écologique belge, un ouvrage collectif sous la direction de Inter-Environnement Wallonie, que publie Luc Pire. Dans la mouvance du Pacte initié en France par Nicolas Hulot, un certain nombre d’associations environnementales francophones belges lancent un défi similaire à l’ensemble des candidats… et des électeurs. Ceux que l’urgence écologique préoccupe liront aussi Terre-Mère homicide volontaire ? de Pierre RABHI (le Navire en pleine ville, collection Avis de tempête), un agroécologue, fondateur de l’association « Terre et Humanisme », qui œuvre tant à l’autonomie alimentaire des populations qu’à la sauvegarde des patrimoines nourriciers. « Parce que 20% de la population du globe est prisonnière de l’équation : croissance = production + consommation + profit, jusqu’à l’épuisement des ressources, alors que les 80% qui restent n’ont pas accès aux besoins vitaux les plus élémentaires », cet homme en appelle aux consciences pour que l’homme réapprenne à respecter et à protéger notre « terre-mère ». Tant qu’il en est encore temps, il formule le vœu pieux que chacun cultive une « oasis d’humain dans ce désert d’inhumanité » : Humain, humanisme, humanitaire… autant de termes qui ont la même racine qu’humus, cette vitamine indispensable à la mince couverture qui, à la surface de notre planète, assure notre survie. C’est sans trop de peine que l’on passe au B.A.-BA de la Bêtise, que Louis SAVARY nous offre chez Arcam (40, rue de Bretagne – F75003 Paris), puisque la phrase initiale de l’ouvrage n’est autre que celle-ci : Infeste ton univers, il te fera la peau. « S’il y a un âge pour être bête, il n’y en a pas pour le rester », constate cet homme de Colfontaine, qui piétine allègrement à grands coups d’aphorismes tous ces mots qui ne marchent qu’au pas : « L’imbécile n’est jamais qu’un multiple qui s’est coulé dans le moule du bon sens commun » – « Que penser de celui qui tire vanité d’être l’ élu d’une majorité d’imbéciles ? » – « Il y a des fous de génie qui supplient qu’on les enferme, ils n’ont rien trouvé de mieux pour se soustraire à la bêtise. » – « Les mots les plus silencieux de la poésie sont toujours les premiers que les imbéciles vont crier sur les toits. » Et puisqu’on en est à la poésie, délectez-vous donc du dernier recueil de Karel LOGIST, Si tu me disais viens et autres poèmes (Éditions Ercée, 7, rue des Mélèzes – 1050 Bruxelles). Le désir d’aimer et d’être aimé constitue le fil rouge de cette suite de textes séduisants, dans lesquels le poète aborde les ruptures, les solitudes, les aventures de passage, les lieux écumés la nuit, les nettoyeurs du petit matin, les toxicomanes et leurs chiens et autres joggeurs de l’île Monsin. « Moi qui ne sais jamais / où finit un poème / je te lis à l’envers / d’aujourd’hui à hier ». Nul doute qu’il apprécierait donc Contretemps, le petit dernier de Pascale FONTENEAU (aux Éditions du Masque), qui nous démontre avec brio que le début ne précède pas toujours la fin. « Si la vie n’a aucun sens, elle n’a pas de direction non plus. On peut la parcourir à l’endroit et à l’envers. L’un croise l’autre à intervalles réguliers. » Et cette histoire de braquage qui a mal tourné (les « contretemps »
n’ayant pas manqué) est écrite de main de maître par l’amie Pascale au mieux de sa forme. Remontée à bloc, Nadine MONFILS l’était sûrement aussi lorsqu’elle pondit Babylone dream, un thriller saignant à l’envi qui paraît chez Belfond. Dans la ville de Pandore, les jeunes mariés se font trucider pendant leur nuit de noces et les flics retrouvent seuls intacts les bras coupés de l’épousée, le reste de son corps ayant servi à repeindre murs et plafond de la chambre nuptiale, conséquence de l’introduction d’une grenade dégoupillée dans son vagin… Quant à l’élu, on le retrouve pieds et poings liés, un couteau planté dans le bide et les yeux exorbités, les paupières scotchées avec du sparadrap afin qu’il ne perde rien du spectacle. Et le psychopathe de se gausser tant des enquêteurs que de la « profiler », jusqu’à les faire tourner chèvres. Y a pas à dire, quand la Nadine se met à faire fort, faut s’accrocher ! Le dernier roman de Fidéline DUJEU, Guère d’homme (au Somnambule équivoque), au style original et soigné, narre l’histoire d’une femme qui vit dans l’attente de son mari et dans la crainte du désamour, ignorant complètement les enjeux politiques et sociaux de la guerre qui l’a éloigné d’elle, se bornant à traquer la souffrance au-dedans d’elle-même ; c’est assez réussi. La guerre pointe aussi sa sale gueule dans l’Endormeuse, somptueuse histoire de Jacques VALLET (au Cherche midi) racontant la quête que mène un artiste peintre pour éclaircir le mystère de ses origines. C’est un roman attachant, aux personnages bien campés, passant savamment son baume délicat sur la violence du monde. Pour le fuir, ce monde cruel, rien de tel que se réfugier dans l’univers des contes. Farcissez-vous donc le Marchand de pets parfumés et autres contes inconvenants d’Yveline MÉHAT (Éditions du Panama, 26, rue Berthollet – F 75005 Paris), vous aurez du bonheur pour vos 15 euros. Ces vingt-cinq historiettes facétieuses, un brin scato, auront tout pour vous plaire, si toutefois vous avez conservé votre âme d’enfant pas sage.
Les biographies abondent, l’auriez-vous remarqué ? Ignorant celles des histrions et autres baudruches du star system, épinglons-en trois qui valent le détour. D’abord celle de Jean Dubuffet, par Marianne JAKOBI & Julien DIEUDONNÉ (chez Perrin), la seule jusqu’ici de cet artiste majeur du siècle passé ! Selon les auteurs, la raison en est simple : « Aucun artiste n’a davantage organisé et dirigé de main de maître sa réception médiatique, son exégèse critique et l’image qu’il entendait livrer à la postérité – au point d’imposer un mythe qui gêne l’exacte appréhension de son œuvre comme de son trajet. » Certes, Dubuffet occulta tout ce qui se passa de 1901 à 1942, lorsqu’il cherchait fébrilement sa voie, déchiré entre vocation et atavisme familial, empêtré de culture et d’influences contradictoires. Fils de famille surdoué en rupture de ban, le père de « l’Art Brut » suivit un itinéraire chaotique qui le vit marchand de vins, aventurier à Buenos Aires, orpailleur en Suisse, quêteur de sauvagerie au Sahara, exilé en Amérique maccarthyste, agitateur soixante-huitard, don Quichotte à l’assaut de la Régie Renault, avant de devenir l’artiste cherchant à remodeler le paysage culturel entre art, argent et pouvoir, tout en se prétendant hors système, « un homme qui par un art achevé de la provocation et grâce à l’appui de puissants réseaux culturels, parvint à ficher son œuvre réfractaire au cœur de la création française et à en être la vedette autant que l’ennemi public n° 1 ». Un grand critique pour un grand artiste: Marcel Duchamp par Bernard MARCADÉ (chez Flammarion). Henri-Pierre Roché avança que « la plus belle œuvre de Duchamp fut l’emploi de son temps ». L’ouvrage de Marcadé développe cette hypothèse, car il nous prouve que « l’homme le plus intelligent du XXème siècle » (selon André Breton) cultiva comme nul autre l’art de vivre. D’ailleurs, ne balança-t-il pas ceci à Dore Ashton : Je ne voulais pas être appelé artiste, vous savez. Je
voulais utiliser ma possibilité d’être un individu, et je suppose que j’ai réussi, non ? « Le mythe, initié par Breton, d’un Duchamp abandonnant la partie de l’art pour une partie d’échecs interminable est là pour corroborer l’aura d’un homme dont la vie et les œuvres restent toutes entières dédiées au paradoxe et à l’élégance. » Et puis, félicitons chaleureusement Frantz VAILLANT, rédacteur en chef adjoint à TV5 Monde, pour avoir brillamment mené à bien l’exercice périlleux qui consistait à démêler le perpétuel foutoir de la créativité débridée d’un créateur exceptionnel disparu il y a dix ans (déjà ! ). Roland Topor ou le rire étranglé (chez Buchet Chastel) rend enfin justice au génie protéiforme de cet « acrobate de l’imaginaire » qui fut, outre le dessinateur le plus décoiffant de notre époque, peintre, écrivain, homme de théâtre, de cinéma ou de télévision, co-fondateur de « Panique » avec Arrabal et Jodorowsky, etc., etc. , et ne figure toujours ni dans les expositions majeures des grands musées ni dans les collections publiques de l’Hexagone ! La France l’a snobé (et continue à le faire), c’est évident, mais ni l’Allemagne, ni l’Italie, ni la Pologne, voire notre petite Belgique, ne se sont montrées aussi stupidement étroites d’esprit. Sans doute, la morale de « l’homme le plus intelligent du XXème siècle » (ceci selon moi) pouvait-elle se résumer en quatre mots : Ne jamais être correct. Sans doute, cet humaniste pessimiste, jouant sur le grotesque et le burlesque, chérit-il plus qu’aucun autre la merdre, le sang, le sexe, sinon la mort. Mais de là à l’ignorer, ainsi que le font les Taupins, il y a de la marge ! On ose espérer que cette bio 100% réussie aide à réparer cette injustice flagrante. Roland avait une saine vision de l’activité artistique. Je l’entends encore m’expliquer en s’esclaffant : « On bricole ici, on gribouille là, petite connerie après petite connerie et, au bout du compte, on s’aperçoit qu’on a fait une œuvre ». Autre souvenir d’une conversation avec Roland. Dire qu’on aime la merde est une pose. Un fieffé mensonge. On l’étale dans ses blagues, on la dessine pour mettre du caviar sur sa tartine, on glisse dessus à la fin de s’enrichir… On est d’dans jusqu’au cou mais, si on a le nez fourré dans une vraie, c’est tout sauf drôle ! Le jour de l’enterrement de Roland, Ribes s’indigna haut et clair qu’on l’ait sensiblement réduit dans la presse française à un simple « touche-à-tout » qui prenait un malin plaisir à naviguer « à contre-courant ». Mais Topor « était le courant ! « , rectifia-t-il. Alors là, parfaitement d’accord ! Même que le honnissaient les bégueules et les culs bénits. Face à sa tombe, Fernando Arrabal posa décidément la meilleure des questions : « Comment diable allons-nous bien pouvoir faire pour vivre sans lui ? » Il a pourtant fallu qu’on y arrive, bien que son rire inimitable, qui balayait tout sur son passage, nous manque effroyablement ! Comme si la Camarde n’aurait pas pu choisir quelqu’un d’autre, un plus vieux, un plus con, un moins drôle, un moins talentueux… Les crapules abondent, saperlipopette ! C’est à croire que sa faux est sujette au dysfonctionnement. En face de Roland, nul ne se sentait plus « étranger », personne n’avait plus de couleur de peau ni d’accent, mais était automatiquement gratifié d’un permis de port d’âme. Il avait, en effet, une rare attention à « l’autre », qu’il était capable d’écouter « vraiment », en vue de le comprendre, voire de le gratifier de son affection. Rares sont ceux qu’il laissait indifférents, puisqu’il les acceptait, justement, dans leur différence. Oh, ce n’était pas un saint – il pouvait avoir ses humeurs ou piquer ses colères – mais un spécimen de « l’humanité » dans le vrai sens du terme, ça oui ! Il avait la « générosité » du génie. Et si – à l’instant – nous faisions chacun la douce folie de nous offrir, selon nos moyens du moment, une petite cuite ou un grand cru en mémoire de « l’Artiste » ?