Happy new ear : le « creux néant musicien » de John Cage

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La plupart des mythes créateurs font intervenir le son. L’objet même de la création mythique est de rompre le silence des origines, l’inconnaissable, pour exhaler la vie au moyen d’un cri, d’une éructation ou d’un son. La source dont émane le monde est souvent acoustique. Le « Grand silencieux » de l’Inde et le « Grand hurleur » d’Amérique se retrouvent dans un même élan, un engendrement acoustique où la nature et ses avatars naissent d’un son original. Le bruit, en niant le silence, devient donc création, représentation du monde, symbole de la vie. En affrontant ce « mur du silence », l’homme, par le mythe, s’exprime enfin et affirme la dualité bruit/vie, réaction de cette autre dualité silence/mort. Cette vue ancestrale du silence a sans doute été l’une des causes des définitions limitatives de la notion de silence dans la musique occidentale et notamment tonale.

Ceux qui ont fait du solfège ont peut-être retenu que les silences, en musique, sont des périodes de temps pendant lesquelles il ne faut pas jouer de notes. Pause, soupir, silence, tacet sont des figures bien connues des instrumentistes. Des musiciens et penseurs se sont beaucoup interrogés sur le statut de ces figures, vécues comme absence, vide, intervalle. Le silence ne semble pas avoir d’existence propre, il n’est que la distance entre deux sons, deux notes. Mais la physique nous apprend que le silence absolu n’existe pas dans la nature. Même dans un espace complètement insonorisé, vous entendrez toujours vos propres bruits corporels. Des expériences en chambre sourde ont montré que l’être humain perçoit la circulation du sang comme un son grave et le système nerveux comme un son aigu. De même, on a longtemps imaginé que le bébé, dans le ventre de sa mère, était environné de paix et de silence. On sait maintenant qu’il n’en est rien.

Combien de bulles y a-t-il sur le silence ?

C’est en partant de cette idée que le silence n’existe pas que John Cage a conçu sa pièce silencieuse « 4’33’’ », qui aujourd’hui encore n’est guère prise au sérieux par le public. Pour lui, «le silence n’est pas acoustique; c’est un changement d’es-prit. La musique est continue. C’est nous qui nous en détournons ». À proprement parler, le silence n’existe pas puisqu’on entend toujours des sons : les gens qui toussent (il est d’ailleurs étonnant de constater que c’est souvent dans un pianissimo que les auditeurs tousseront, rarement dans un son plus médium), qui éternuent, qui se lèvent, une porte qui s’ouvre. Avec cette oeuvre que l’on a un peu vite réduite à un happening de la dérision, Cage veut montrer que dans le prétendu vide de sens que formule la définition classique du silence, il se produit malgré tout l’événement du réel. Suprême paradoxe alors puisque le silence renvoie au bruit. « Grâce au silence, les bruits entrent définitivement dans ma musique, pas une sélection de certains bruits mais la multiplicité de tous les bruits existants ou qui adviennent ». Dans son livre « Silence » (1966), Cage dit encore que le concept même de silence ne peut être décrit que par des paroles (bruits organisés). Le silence est un son dans lequel s’annulent toutes les différenciations entre le geste du compositeur et le chaos, le silence musical et le silence de la vie quotidienne. Il nous met en face de l’illusion que nous avons de pouvoir tout représenter, c’est-à-dire de s’approprier l’autre par le langage, par la violence de la pulsion « otique », pour parler comme les psychanalystes lacaniens.

Les relations entre musique, bruit et silence ne doivent pas être hiérarchisées. C’est par habitude que l’on définit généralement le silence comme l’absence de son et non le contraire. Mais c’est peut-être le silence qui est premier, et la musique n’est alors qu’«un jeté de son dans le silence » ? Continuum sonore, l’écoute du silence, ce «creux néant musicien» (Mallarmé), doit permettre un «happy new ear», une régénération de l’oreille moderne, assourdie par « le bruit et la fureur » du monde, et présider au
surgissement des sons fondateurs d’une nouvelle musique. L’art du compositeur serait alors de laisser advenir ce silence pour qu’il offre sa transparence à l’oreille de l’auditeur, comme une fenêtre ouverte sur la nature, et le laisser se colorer des bruits ambiants. L’acte de se taire, bien loin de se replier vers une forme de renoncement, devient alors conscience aiguë de l’altérité. Le compositeur espagnol Federico Mompou n’indique-t-il pas ce sens de la musique comme une bulle à la surface de la sphère du silence, en intitulant sa dernière œuvre pour piano « Musica callada », la musique qui se tait ?

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