Représentations

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C4 : Quel a été votre parcours?

Mon mémoire de fin d’étude en Elicit portait sur la représentation des femmes chez Woody Allen : j’étais frappée par sa capacité à construire des personnages féminins complexes, au rôle actif, quasiment supérieur au rôle masculin… J’ai voulu continuer la recherche dans le cinéma, et j’ai eu l’opportunité d’assister Dominique Nasta (1) dans ses recherches sur le «genre mélodramatique». J’ai travaillé sur un corpus de films américains des années 1940-1945 qui présentait un nouveau sous-genre du mélodrame : le mélodrame maléfique dans lequel la femme est d’abord une représentation du mal et non pas l’héroïne vertueuse et sacrifiée telle qu’on peut l’imaginer dans le mélodrame classique. Ces héroïnes incarnaient le contre-exemple de ce qu’il fallait être. On y voit des femmes ambitieuses, obsessionnelles, qui mentent, tuent, ou même avortent… C’est une suite de portraits de femmes terrifiants où la logique mélodramatique conduit à une morale finale qui les élimine. Cet aspect est assez intéressant par rapport à ce que l’on demandait aux femmes à cette époque-là, socialement parlant : pendant la guerre elles étaient envoyées dans les usines pour ensuite être réexpédiées dans leurs foyers et redevenir des mères de famille. Ce sont les secteurs culturels qui ont dû encourager les femmes à accepter cette situation paradoxale. Une autre contradiction qui m’a fascinée était que ces héroïnes maléfiques étaient jouées par des stars du cinéma hollywoodien (Bette Davis, Gene Tierney, etc.). Bénéficiant d’une aura énorme, elles étaient considérées comme des modèles par le public. Même si elles faisaient le mal, elles étaient magnifiques et contredisaient ainsi les perspectives morales du film.

C4 : Vous travaillez aussi sur les mythes?

Les représentations, qu’elles passent par le cinéma, la tv, ou la publicité continuent de véhiculer des mythes ou des éléments mythiques. Plusieurs mouvements féministes ont essayé de s’en détacher, mais on revient toujours à la même chose : Eve, Lilith, Pandore, Marie et l’idéal féminin… On utilise ces représentations parce qu’elles sont frappantes : si on montre l’image d’une femme avec une pomme, on n’a pas besoin d’expliquer que c’est une référence à Eve et au péché, l’image frappe et éveille directement ce que l’on nomme l’inconscient collectif. Cette facilité à utiliser des mythes m’intéresse. Par exemple, le générique de «Desperate Housewifes» (2) déconstruit une représentation d’Adam et Eve, en jouant sur les éléments de la pomme et du serpent. On joue sur des stéréotypes qu’on peut soit confirmer, soit détourner, ça dépend.

C4 : Est ce que le cyber-féminisme serait une étape dans l’histoire du féminisme?

Ce qui est étrange, c’est que la radicalisation du mouvement dans les années 70 n’existe quasi plus aujourd’hui … Pour moi, il n’y a pas eu de transition naturelle entre féminisme et cyber-féminisme, mais une période historique où on est passé de la revendication sociale à un fantasme de représentation. Le féminisme des années 70 est celui des revendications politiques, dans l’idée de donner à la femme ce qu’elle n’avait pas, une égalité sociale, professionnelle… Alors que le cyber-féminisme, c’est avant tout l’espoir que la dichotomie homme-femme va complètement être évacuée, grâce aux nouvelles technologies, fantasme qui se situe cette fois au niveau de la représentation et non plus au niveau social. Toutes les théoriciennes du cyber-féminisme (3) ont cru que l’arrivée d’internet pourrait tout remettre à plat, qu’on n’aurait plus besoin d’avoir de sexualité affichée. Pour moi, il est clair qu’elles voulaient créer un être nouveau mais elles n’ont pas pensé à sa représentation effective: que va devenir cet être dans sa représentation culturelle, visuelle ? Car toute représentation est sexuée. Le summum est probablement le personnage de Lara Croft, un être qui a les attributs des deux sexes: un pouvoir symbolique masculin et une représentation féminine
hyper-sexualisée.

C4 : Que pouvez-vous dire du rapport entre femmes et nouvelles technologies?

Ce qui m’intéresse c’est comment on représente la femme et les nouvelles technologies. Grâce à ADA (4) j’ai contribué à la création d’un outil «décodeur d’i-mage». Avec Eléonore Séron et Laurence Rassel (5), nous sommes parties d’une question : comment représente-t-on les femmes face à leurs ordinateurs? On a réalisé des collectes d’images et on s’est rendu compte que c’était un rapport extrêmement problématique. Le côté égalitaire entre les sexes dans la représentation n’existe pas encore. Certaines firmes ne montrent pas de femmes dans leurs publicités, ou alors de manière sexiste. Ça pose des questions au niveau de la vie de tous les jours. Dans «Sex and the City» (2) l’héroïne se ballade partout avec son ordinateur, qui est son outil de travail, pratiquement son extension. Dans l’épisode où l’ordinateur tombe en panne, c’est la panique, elle est perdue, sa mémoire s’est effacée… Qu’est ce que ça montre? Qu’est ce que ça nous raconte? Comment est-ce construit? Qui fabrique ces images? A destination de qui? Est-ce qu’on ne peut pas passer à d’autres formes de représentation ? C’est aussi une manière de questionner l’attitude amorphe face aux images. Les publicités vont de plus en plus loin pour attirer le regard, mais l’attention diminue au fur et à mesure que le choc grandit. Avec cet outil, nous voulions nous adresser aux écoles de création d’images, pour qu’au moment où les créateurs fabriquent l’image ils se demandent : «Est-ce que c’est bien cette vision du monde que je veux donner?» Il ne s’agit pas seulement de redonner le goût de la critique mais aussi de pouvoir créer des images différentes.

C4 : Quels sont les enjeux de ce projet ?

Je voudrais juste voir disparaître certaines images autour de moi. C’est ambitieux. Mais je crois que plus on explique aux gens, plus ils se sentent interpellés. Même si au début ils ne sont pas toujours d’accord, qu’ils sont réticents à des positions qu’ils peuvent trouver extrêmes. Mon point de vue n’est pas de dire «toutes les représentations de la femme sont mauvaises», mais d’inciter à se demander quelles représentations du monde on veut avoir, pas forcément en termes de représentations féminines mais aussi en termes d’égalité, nationalités, races,… Cet outil peut servir à se demander pourquoi les jeunes cadres dynamiques sont sur-représentés dans les publicités. Pourquoi pas d’autres groupes sociétaux? La société change mais pour changer la société, il faut d’abord conscientiser les gens. Dans les écoles, beaucoup d’élèves vont se diriger vers l’artistique, et ils seront confrontés tôt ou tard à la création. Il faut prendre conscience que, dans un scénario, choisir un personnage masculin ou féminin, ça change radicalement le point de vue. Nous sommes tellement sollicités qu’on ne prend plus le temps de réfléchir et de se dire : «Voilà, j’ai cette image sous les yeux, est-ce que c’est vraiment le monde dans lequel je veux vivre?»

Muriel Andrin est Docteure en philosophie et lettres (orientation écriture et analyse cinématographiques, section Elicit) à l’ULB. Elle est aussi conférencière au Musée du Cinéma et l’ISELP (Institut Supérieur du Langage Plastique) (Bruxelles).

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