Où est la femme sur la photo? Si « presse écrite» = journal chiffonné, « femme » = «poireaux»? ou femme = «auteur du chiffonnage du journal»? Pour ma part, j’ai quelques difficultés à me reconnaître dans ce genre d’expression. A vrai dire, si je devais penser à une femme en voyant ce cliché, ce serait ma mère. Mais pas ma mère n’importe quand : ma mère vers 11h du matin, qui prépare le dîner. Alors où est la femme ? Dans mes souvenirs, un peu comme la madeleine au thé de Proust. Dans notre culture aussi: c’est maman qui préparait les légumes. Quoique, indirectement… c’est papa qui faisait le jardin. Tiens, je parle au passé. Question de génération tout ça? Les choses auraient-elles évolué? Peut-être, certainement même, peut-être pas pour les raisons que l’on a l’habitude d’entendre : «la répartition des tâches ménagères a évolué à l’intérieur des couples».
Je me souviens, chez ma mère… mais quoi? D’accord, papa n’avait pas le temps de préparer les légumes, mais qui bêchait, plantait les graines, nettoyait le jardin, l’arrosait? Je me rappelle un exercice qu’on m’a fait faire à l’école primaire. Il y avait un dessin de femme, un dessin d’homme, qu’il fallait les relier avec d’autres dessins d’activités quotidiennes. Nous devions dire si c’était papa ou maman qui faisait ces activités. Pas en rapport avec un texte, non non, dans l’absolu, en supposant qu’il en était de même dans tous les ménages de la classe. Et « ça comptait pour des points ». Et bien pour avoir « tout juste », il fallait mettre « papa fait le jardin » et « maman prépare le repas ». L’image était celle-là, celle de pelures de patates dans du papier journal. Aujourd’hui on ne pourrait plus. Pas grâce au combat des féministes indignées qui ont obtenu que les hommes s’occupent des pommes de terre pendant qu’elles vont travailler : parce que tout s’achète coupé, nettoyé, congelé, prêt à l’emploi. Quelle proportion de mômes voient encore ce genre d’image à la maison? Donc difficile de dire s’il y a une question de génération dans la répartition des tâches ménagères quand lesdites tâches n’existent plus dans le ménage, quand ne reste que la partie « cuisine sur le feu », « micro-ondes » ou « pita du coin ».
Donc, oui, la répartition des tâches a évolué: on a professionnalisé et divisé les différentes étapes. Un qui sème le poireau, un autre qui s’occupe de le soigner pendant sa croissance, un autre qui le sort de terre, un autre qui le lave, un autre qui le coupe, un autre qui l’emballe, un autre qui le vend, un autre qui l’achète, un autre qui le déballe, un autre qui le cuit, ou qui le cuit d’abord avant de le vendre, et le déballe ensuite, un autre qui le mange. Alors la femme, elle est où la-dedans? Impossible à dire : elle se fond dans la masse des travailleurs, de ceux qui se vendent à l’économie de marché pour faire tourner la machine de la croissance. Grande victoire d’autonomie…
Si cette photo devait me donner l’envie de me battre pour une cause égalitaire, ce ne serait pas pour une égalité hommes/femmes vis-à-vis des medias.
Au fond, pourquoi voudrait-on connaître le comportement des femmes avec leur journal? La presse écrite, celle qui laisse le choix des informations sur lesquelles on veut s’attarder, le choix de l’ordre dans lequel on a envie des les recevoir, le et, le plaisir d’y réfléchir tranquillement, est aussi celle qui produit des déchets, même si la part recyclée en est grandissante. La presse quotidienne, elle, vit au rythme de l’actualité, dans l’urgence. Elle se lit rapidement en survolant les titres. Elle est superficielle, factuelle, sensationnelle. Quand bien même les femmes seraient moins abonnées que les hommes, est-ce que ça signifierait qu’elles ne lisent pas le journal? Elles peuvent lire celui de leur mari, d’un voisin (souci de non gaspillage), au boulot (souci de partage et de faire d’un objet souvent privé un bien public), elle peuvent lire le « metro » (gratos, de toute façon en gros on sait ce qu’il faut savoir), ou aller acheter un numéro de
temps en temps (ce qui permet de changer de journal, ce qui n’est pas plus mal pour la stimulation de l’esprit critique), ou lire sur internet. Donc, quand bien même les statistiques révèleraient une forte disproportion entre le nombre d’abonnés masculins et féminins, je ne sais pas très bien ce qu’il faudrait en déduire, ni ce que utiliser cet indicateur pour appuyer une revendication d’égalité signifierait : une égalité de quoi? Que revendiquer à partir de là?
Non, cette image, elle me donne plutôt envie de valoriser des savoirs dont on ferait bien de s’inspirer à nouveau: celui de maîtriser son alimentation, celui de prendre le temps, celui de la réutilisation des objets.
Maîtriser son alimentation, à plusieurs niveaux: produire soi-même, récolter soi-même, cuisiner soi-même, ou s’approvisionner chez des producteurs locaux que l’on connait, dont on sait comment ils travaillent. L’enjeu concerne aussi bien notre santé (combien de produits chimiques ingurgitons-nous par jour et en quelle quantité?) que la réduction des inégalités sociales (arrêtons-nous simplement aux conditions de travail des employés de multinationales prêtes à tout pour accroître leur rentabilité), ou encore l’environnement (on parle de plus en plus des kilomètres alimentaires, c’est-à-dire le nombre de kilomètres parcourus par les composantes d’un produit avant de se retrouver dans votre assiette). Les poireaux cultivés par papa dans le jardin et coupés par maman dans la cuisine, ça avait du bon, et pas que le goût…
Bien sûr, tout cela demande une réorganisation de nos différents temps sociaux: temps de travail, temps de loisir, temps consacré aux fonctions vitales. Faites l’exercice vous-mêmes: combien de temps par jour consacrez-vous à ces trois fonctions? Laquelle sacrifiez-vous quand vous n’avez pas le temps? Au nom de quoi? Etes-vous satisfait de votre mode de vie?
Question des usages multiples, pour terminer. Cette photo, c’est aussi l’utilisation du journal à des fins autres que ce pour quoi il est créé. Ce qui ne veut pas dire que la personne qui y emballe les déchets dedans ne l’a pas lu. Il serait d’ailleurs très certainement amusant de savoir comment les femmes choisissent le journal qu’elles utilisent pour la cause. En fonction de l’article intéressant qu’elles pourront lire en même temps qu’elles épluchent? En fonction de la photo du politicien qu’elles vont prendre du plaisir à salir et à chiffonner? Du beau mec qu’elles vont avoir tout le loisir d’observer, l’air de rien? Ou plus pragmatiquement de la taille du papier (attention aux conséquences de la réduction de format sur les abonnements féminins) et de la qualité du compost qu’il va produire? Eplucher ses légumes, c’est tout un univers pour l’imagination et le rêve. Chacun et chacune devrait y investir un peu…