Un peu de pitié pour les derniers potagers bruxellois

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Les potagers urbains sont les dernières traces vivantes de la campagne sur laquelle s’est bâtie Bruxelles — comme d’ailleurs presque toutes les villes. Excepté l’un ou l’autre projet de ferme pédagogique, comme la ferme Nos Pilifs, à Neder-over-Hembeek, et une ultime exploitation agricole encore en activité, à Berchem, rue Openveld. Depuis la deuxième guerre mondiale, beaucoup bordent les rails de chemin de fer de la région. D’autres se sont installés sur les dernières friches urbaines, principalement dans la deuxième couronne verte de Bruxelles, mais pas seulement. Ces jardins, cultivés par des gens de diverses origines, pensionnés, immigrés ou jeunes écologistes, sont aujourd’hui particulièrement menacés, que ce soit par la construction du RER ou les projets de bétonnage des parcelles vertes restantes pour résorber le déficit de logements de la Région — quand ce n’est pas la pollution qui s’en mêle.

Pour beaucoup de retraités, qui louent la terre à la SNCB ou aux communes avec contrat à l’appui, les jardins de ville sont plus qu’un passe-temps — et parfois un appoint alimentaire non négligeable 1. Leurs potagers représentent une activité sociale qui les relie à l’histoire de Bruxelles. Ils véhiculent des valeurs rustiques et humaines, décalées dans notre société actuelle, tout en amenant une touche de gaieté et de couleur dans la grisaille de la capitale, une respiration poétique dans une ville qui étouffe sous son sérieux. Les plus anciens parmi ces petits paysans urbains ont connu l’époque où certains faubourgs n’avaient pas encore été rattrapés et engloutis par la ville tentaculaire. Ces potagers sont par ailleurs un avantage inestimable pour la biodiversité urbaine, qui peut parfois même s’avérer supérieure à celle des campagnes, ravagées par la monoculture et les pesticides de l’agro-industrie, comme en témoigne le meilleur rendement de l’apiculture bruxelloise — il y a notamment des ruches entretenues par des amateurs à Boitsfort, en contrebas des Pépinières.

Avec les brocantes à la belle saison, les potagers sont un des trop rares lieux de rencontres entre générations et populations d’horizons sociaux et culturels différents. Des citadins récupèrent les terrains vagues, squattant les squares et les remblais délaissés, à la manière des jardins ouvriers d’autrefois. À Forest, on recrée du vert là où il n’y en a pas (ou plus) : sur un ancien parking asphalté, une asbl a aidé des demandeurs d’asile à poser des bacs de culture fabriqués à partir de palettes recyclées dans ce qu’ils ont appelé le « Jardin des Déracinés ». « Les mamies rwandaises viennent y récolter l’amarante et apprendre le français en épelant les carottes, la soupe conviviale s’alimente au jardin, la transmission des savoirs passe désormais par l’arrosoir » 2.

Parfois, ce sont les CPAS locaux qui promeuvent sur leurs terrains du maraîchage (bio, compost, « légumes oubliés », etc.) dans des jardins dits « d’insertion », avec encadrement technique. La production est vendue en circuit court et autoconsommée. Certains sont gérés par l’IBGE, comme ceux des parcs régionaux du Scheutbos, du Wilder, du Rouge-Cloître, ou de la Héronnière, mais leur nombre est assez restreint. Il y a d’ailleurs une liste d’attente pour l’attribution des parcelles, preuve de la forte demande en la matière. Les plus nombreux, ceux qui bordent les talus du réseau ferroviaire ou qui appartiennent aux communes, ou encore à la réserve foncière de la Région, sont mis en péril par diverses pollutions d’origine industrielle. La plupart des parcelles du bois du Wilder ne sont ainsi plus exploitées parce que son sol serait chargé en particules de métaux lourds. Les interpellations au Parlement régional sont à ce jour restées lettre morte.

Mais une menace plus
grave pèse sur les potagers bruxellois. Celle de leur disparition pure et simple pour raison de lotissement ou d’agrandissement pharaonique de l’infrastructure de transport. La mise à quatre voies de la future ligne du RER accentue l’éventrement de la ville au détriment de ses parcelles vertes. À Uccle, où les riverains se battent depuis des années (certains depuis des dizaines d’années) pour préserver les magnifiques espaces verts, naturels ou semi-naturels, sauvés par l’abandon du projet de bouclage du Ring sud, le grappillage continue. Le viticulteur amateur qui avait planté une vigne au plateau Avijl a dû la déplanter l’an dernier pour laisser la place à un lotissement chic. À Boendael (Ixelles), les riverains ne veulent pas du projet d’habitation sociale « Ernotte », qui fait partie du Plan Logement de la Ministre Dupuis et menace pas moins de deux larges parcelles potagères 3. Le comité de quartier des habitants bien nantis, qui ne veulent pas de population « à problèmes » (c.-à-d. pauvres) à proximité de leurs jardinets, se retranche, certes avec beaucoup de mauvaise fois, derrière l’argument de la déjà grande densité de population dans le quartier concerné — un problème identique se pose par exemple à Joli-Bois (Woluwé-Saint-Pierre), où le projet dits des «Dames blanches» ne fait pas l’unanimité 4. La palme mégalomaniaque revient sans conteste au projet de lotissement à Neerpede (Anderlecht) qui, s’il réussit, fera disparaître un des tous derniers coins de campagne à l’intérieur des étroites limites administratives de la Région bruxelloise 5.

Tout le monde s’accorde à dire qu’il manque de logements à Bruxelles, surtout pour les plus démunis. Mais cela justifie-t-il la destruction de tout un pan de l’Histoire bruxelloise, ainsi que d’un mode de vie simple, rustique au beau milieu de la ville ? D’autant que des alternatives existent. Il y a un nombre invraisemblable de logements et d’immeubles de bureaux vides à Bruxelles. Les communes, pourtant compétentes en la matière, n’appliquent pour ainsi dire jamais le droit de préemption et la réquisition des immeubles vides pour y créer du logement social ou moyen. Sans doute par crainte de l’ire des élus du parti de « l’homme qui parlait à l’oreille des riches » 6, brigue de rentiers aux dents longues et idées courtes.

En France, une typologie claire des différents jardins urbains (familiaux traditionnels, en pied d’immeuble, collectifs, communautaires, d’insertion, de cocagne ou maraîchage d’insertion, pédagogiques et thérapeutiques, etc.) a été réalisée et un réseau «Cocagne» 7 a été mis sur pied depuis dix ans. On n’en est pas encore là à Bruxelles, où l’urgence semble d’abord de sauver les terrains de la pollution et du bétonnage. Pour que, derrière les façades, au pied des talus de chemin de fer ou sur des terrains oubliés par les promoteurs, clôturés à la diable par des bouts de ficelles, les râteaux puissent continuer de crisser, les bêches soupirer d’aise, les fauteuils pliants bavarder aux détours des déblais et les navets pousser à la nique des rings et des routes. Ces parcelles bêchées aux frontières de la capitale européenne ne sont pas qu’un havre de paix pour des chats harets points si farouches: elles sont le meilleur antidote aux laboratoires hygiéniques de multinationales à ogéhème.

Notes:

  1. Philippe Delwiche, «Du potager de survie au jardin solidaire. Approche historique et sociologique», Namur, Nature et Progrès, 2007.
  2. Asbl Convivial, 33-35 rue du Charroi à Forest, ouvert du lundi au vendredi, contact : 02 503 43 46.
  3. « Grensconflict in de maak. Inwoners Watermael-Bosvoorde bang voor Elsens getto », Brussel Deze Week, 30 januari 2008.
  4. «Polémique autour des Dames blanches», communiqué de presse du RBDH-BBROW, 8 mai 2007.
  5. «Une petite ville dans la ville à Erasme», Le Soir, 15 janvier 2008.
  6. Marco Van Hees, « Didier Reynders, l’homme qui parle à l’oreille des riches », Bruxelles, Aden, 2007.
  7. [->http://www.jardinons.com].

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