« Mes parents venaient de Pologne et d’Ukraine. Ils avaient quitté leur pays dans les années 30, à cause de leur origine juive. Ils ont eu une sorte de pressentiment, ils ont senti la nécessité de partir avant l’avènement d’Hitler. Il y en a qui sont partis après la guerre, d’autres qui sont restés, d’autres encore qui sont morts. Mes parents ont vécu à Anvers, mais en 42, en Belgique, il fallait porter l’étoile jaune, alors ils ont préféré fuir en France clandestine, puis en Suisse. C’est le trajet et l’histoire de nombreux Juifs pendant la guerre. Moi, je suis né en Suisse en 44. Mes trois frères étaient déjà là, j’étais le quatrième enfant. C’est après qu’on a échoué à Bruxelles. Mes parents avaient l’idée que cette ville ne serait qu’un transit. Leur désir était plutôt d’aller en Amérique, ou en Amérique du Sud, parce que c’était le pays de la liberté, à cette époque-là. Mais les choses se sont passées autrement…
J’ai d’abord fait des études de piano. Après, j’ai fait du journalisme, puis du théâtre et c’est seulement plus tard que j’en suis venu au cinéma. Mais disons que tout cela est très lié. Déjà quand j’avais quatorze ou quinze ans, à l’Athénée, je me plaisais à réaliser des petits films en amateur. Et puis je suis rentré à cette école de cinéma qu’on connaît bien aujourd’hui, et qui est l’INSAS.
Je n’ai jamais été marié, je suis célibataire, et je n’ai pas d’enfant. Mes parents sont décédés depuis au moins 30 ans. J’ai encore des frères. Mais le sentiment familial n’a jamais été très fort chez moi. Je ne sais pas s’il y a un pourquoi, mais disons que je me suis toujours senti orphelin, sans famille. Depuis toujours. Sauf quand j’étais sous la coupe de mon père, qui était une personne très autoritaire, tyrannique et religieuse. J’ai reçu cette éducation durant mes 25 premières années, et c’est sûr que c’est resté quelque part. Mais il y a toujours eu un rejet, une révolte contre cette éducation-là et ce qu’elle impliquait. Mais c’est clair que tout ça m’a fabriqué aussi. Il n’y a rien à faire, tu portes cette étoile jaune en toi, tu es marqué, c’est comme une sorte de tatouage. Est-ce le rapport à la judaïté, ou le rapport au père ? Pour moi, c’est intimement lié. Mon père représentait aussi une forme d’autorité religieuse aussi. Mon grand père était rabbin.
Mon parcours artistique s’inscrit dans la révolte. Révolte contre le père, révolte contre la religion. C’était la fin des années 50, début des années 60. J’ai commencé à sortir de la maison, à aller au cinéma, et à aller voir la vie ailleurs. J’ai vu dehors des choses qui étaient interdites chez nous. Je pense sincèrement que le cinéma m’a formé. C’était ma deuxième vie, si on veut. Aujourd’hui, le contexte est tout à fait différent : il y a la télévision, l’ordinateur, Internet, etc. A l’époque, pour vivre autre chose, pour découvrir le monde, il fallait sortir de chez soi. Aller au cinéma représentait une possibilité de vivre une autre réalité. Je voulais voir des films, des bons ou des mauvais, peu importait. Me remplir de films d’une façon presque boulimique. C’est ça qui m’a amené à vouloir faire moi-même des films ensuite. . Comme les gens de la « Nouvelle vague », qui ont fait de la critique de cinéma et qui ensuite en sont venus à faire des films. C’est lié. J’ai eu la chance d’avoir André Delvaux comme professeur de néerlandais et d’allemand à l’Athénée, donc bien avant l’école de cinéma. Il organisait un ciné-club, ce qui m’a permis de m’imprégner du cinéma dès le début de mon adolescence. Et puis il y a l’expo 58, où j’ai vu des films expérimentaux, ceux de Mac Laren, de Polanski et d’Eisenstein : c’était une vraie découverte. J’ai saisi que le cinéma était un art. Je suis entré à l’Insas bien plus tard, en 62. C’était le tout début de cette école. Cela représentait pour moi une façon de sortir du milieu familial et de rentrer dans un autre monde. Comme je l’ai dit, je n’avais pas vraiment de sentiment familial fort, la notion de lien de sang n’
avait pas beaucoup de résonance en moi. L’utilisation de l’image comme support de construction identitaire, surtout à l’époque, était en opposition à la religion. En ce sens, le cinéma était une transgression, et mon père n’a d’ailleurs jamais accepté mon choix, même s’il a fini, à la fin de sa vie, par se résigner. Grâce au cinéma, j’ai pu créer une autre famille. Une famille d’amis. Une famille de cinéma. Avec les années je me suis créé. J’ai fait un cinéma de l’amitié, de l’intimité. Ces expériences avec des amis ne sont pas comparables à un cinéma de fiction avec des acteurs traditionnels : c’était plutôt un cinéma de la rencontre. C’est devenu ma deuxième famille. Ma vraie famille. C’est devenu le moteur de ma vie, jusqu’à aujourd’hui. Je peux dire que le cinéma m’a sauvé la vie. Cela peut sembler exagéré, mais il y a une fonction thérapeutique réelle. Le cinéma m’a permis d’exister. En tout cas d’exister ontologiquement. Financièrement, c’est autre chose. Mais peut-être ai-je appris de mon père cette faculté à être indépendant, à pouvoir se débrouiller, à toujours trouver des solutions, des systèmes D. Je suis toujours indépendant, toujours autonome, ce qui est assez difficile dans le monde du cinéma, sauf pour les toutes nouvelles générations, grâce notamment aux nouveaux outils, plus légers et plus faciles à manier. Moi, quand j’ai commencé au début des années 60, à l’époque de la Nouvelle Vague, on utilisait la caméra 16 mm et on appelait çà la caméra légère : j’ai d’ailleurs construit tout mon système autour de ça. Ce système se déglingue aujourd’hui. Il y avait deux tendances : celle d’un cinéma plus amateur, avec la caméra à l’épaule, et puis une forme de cinéma plus professionnel, plus lourd aussi, techniquement. L’école du cinéma, on y allait parce qu’on voulait faire du grand cinéma comme Stanley Kubrick, mais finalement on a fait autre chose. C’était une époque très positive pour le cinéma. Aujoud’hui, je pense qu’il n’est plus perçu de la même façon, on le voit moins comme quelque chose ayant un impact sur la société. Il a perdu son caractère de fenêtre ouverte sur le monde, comme on le disait alors. Il y avait un réel enthousiasme, c’était quand même l’époque de « Hiroshima, mon amour », « À Bout de Souffle », les films de Bergman, les films d’Hitchcock et d’autres films qui nous ont bouleversés, qui ont transformé notre vie.
J’ai d’abord fait des films sans moyens financiers. On est alors contraint à se filmer soi-même, à filmer sa famille, ses enfants, les anniversaires, les mariages, les fêtes… Bref, les sujets typiques du cinéma d’amateur. Mais les amateurs font aussi des petites fictions, comme « L’arroseur arrosé ». Seulement, pour jouer dans ces fictions, ils font appel à leur voisin, à l’épicier du coin, et aux amis. C’est un peu ça, le cinéma d’amateur. Il n’est pas sanctionné. Les films sont montrés aux gens qui ont participé, et aux amis. On ne fait pas de l’argent avec ça, et on ne cherche pas à aller dans les festivals. On fait du cinéma par amour du cinéma, et par enthousiasme, ça s’arrête là. C’est le processus de réalisation et l’aventure du film qui sont importants. L’autre référence, c’est le cinéma expérimental. J’ai vécu beaucoup de festivals de films expérimentaux qui se sont déroulés à Knokke : on a eu de la chance d’avoir cette cinémathèque-là. J’ai donc rencontré beaucoup de cinéastes à cette époque. Et ça m’a permis d’avoir une ouverture sur d’autres formes de cinéma que celles, traditionnelles, où on raconte une histoire de façon académique, un peu comme du théâtre filmé. Une autre expérience importante a été mon travail, pendant dix-huit ans, au centre psychiatrique Antonin Artaud. Je travaillais en super huit, avec des gens qui non seulement n’étaient pas des professionnels, mais qui avaient des difficultés à s’exprimer. C’était assez passionnant. Personnellement, je me situe à la frontière entre cinéma amateur et cinéma expérimental. Je ne suis pas un vrai cinéaste amateur, au sens où je montre mes films à des cercles plus élargis que la famille ou les
amis. J’utilise mes productions d’une manière qui est tout de même davantage professionnelle. D’un autre côté, je pratique un cinéma économiquement faible, je n’ai que rarement bénéficié de subventions de la Communauté Française, et mes productions ne sont pas diffusées dans les grands circuits. Mais cela me donne un pouvoir d’autonomie et de liberté important. Le retour, c’est la sanction économique, c’est l’exclusion. On m’a collé beaucoup d’étiquettes : cinéaste juif, cinéaste belge, cinéaste fou, cinéaste marginal. Je me définis plutôt comme un cinéaste indépendant. Cinématographiste, même, je préfère ce terme.
La technologie a évolué, elle permet d’exploiter de nouveaux supports, elle transforme l’écriture, mais on peut dire aussi, quand on voit les nouvelles générations qui fiment et montent eux-mêmes leurs films sur leurs ordis, qu’elle autorise des démarches proches de celle que j’ai moi-même entreprise. Il y a aussi beaucoup plus de confusion, tout le monde écrit, tout le monde filme, il y a beaucoup plus d’artistes qu’avant. Mais il est clair que tout le monde ne sera pas Stanley Kubrick… »