Curieusement, il n’y a que fort peu d’identification à un caractère « brabançon » (comme on dit d’une tête de mule que c’est un « Ardennais »), bien qu’il y ait un style brabançon, une histoire, un paysage, des symboles, une richesse, et même des chevaux. Pourtant, «considérée sous l’angle territorial, on notera la remarquable permanence de l’entité brabançonne, qui réunit sur son territoire depuis près de mille ans des villes comme Wavre, Louvain ou Bruxelles, Nivelles, Tirlemont, Diest ou encore Aerschot. Ainsi, Bruxelles et le Brabant ne firent à aucun moment partie de la Flandre, que l’on parle du comté historique ou des provinces qui lui ont succédé » [1], si du moins on excepte les deux mois d’occupation par les troupes du Comte de Flandres Louis de Maele, en 1356, dont un séide fit occire l’échevin bruxellois Everard t’Serclaes, celui dont tous les touristes frottent langoureusement le bras en bronze, à côté de la Grand-Place.
Depuis cette scission du Brabant, il est plus facile pour un Slovène solvable d’être accueilli dans sa langue à Bruxelles, que pour un Bruxellois francophone de trouver une simple carte d’itinéraires cyclistes balisés du Payottenland, avec des commentaires dans la langue de Molière, bien qu’elle soit aussi celle d’une part non négligeable de ses habitants. Ou peut-être justement à cause de cela. Bien que les langues « nationales » soient des constructions semi-artificielles (parfois, comme l’hébreu moderne, pratiquement inventées), à l’opposé de ce qu’imagine la mythologie nationaliste, qui les prend pour le fondement primordial de la culture nationale et la matrice de l’esprit national [2], les deux principaux groupes linguistiques de Belgique ont à peu près réussi à homogénéiser leurs territoires respectifs en deux « communautés » séparées. Des « communautés imaginées » (quand elles ne sont pas imaginaires) qui supplantent les anciennes, et sont nées du besoin de combler le vide affectif laissé par la disparition, la désintégration ou encore l’indisponibilité de communautés humaines et de réseaux humains réels. Dans le processus de fédéralisation à la belge, force et pouvoir ont été donnés aux communautés d’appartenance, plutôt qu’aux citoyennetés régionales ou nationales, favorisant à l’envi les divisions et les replis identitaires.
Comme il faut remplacer les anciens mythes fondateurs de la « Belgique de papa » honnie, des clichés éculés sont imprimés en couleur sur les brochures et sur le site officiel de la nouvelle province du Brabant flamand [3]. Ainsi, ce « témoignage » d’une Allemande de Crainhem, à qui « le mode de vie des Flamands […] plaît tout à fait. Ils sont réalistes et pragmatiques. Ils travaillent dur, mais ils prennent aussi le temps de vivre ». C’est ce brillant sens du pragmatisme qui a sans doute obligé les représentants politiques du Nord du pays à tout tenter pour empêcher les expatriés européens d’obtenir le droit de vote aux élections communales, de peur qu’ils ne votent pour des partis francophones. Le reste de ce chapitre intitulé « Vivre dans une région prospère » est bâti sur des cornichonneries de ce genre. Sur un site internet «touristique », traduit en français celui-là [4], on vous souhaite « la bienvenue en Brabant flamand (…), surtout à ceux qui veulent respecter le caractère propre à cette région » (comprenez : son caractère flamand). On y lit que la version originale et complète du site est en néerlandais, « langue parlée par la majorité des Belges » – dans certaines communes du «Groene Gordel » (la couronne verte de Bruxelles, en clair : sa périphérie) les néerlandophones y sont malgré tout minoritaires. On y fait plus que souligner les aspects agricoles des lieux, mythiquement reliés aux racines « éternelles » et « authentiques », opposées au mélange et au cosmopolitisme.
Il sera sans doute assez mal venu de faire remarquer que le caractère « authentique » de la région est le fruit de différentes composantes identitaires qui, après avoir partagé depuis des siècles une histoire et un
destin communs, avaient fini, comme à Bruxelles, par se mélanger. Car il s’agit bien d’une de ces régions métisses, que Guy Vandeputte appelle « Belgica creola », qui s’articule autour de cette « frontière linguistique », dont l’origine demeure une énigme insondable sur laquelle peinent les spécialistes. Le Brabant unitaire a donc payé le prix fort, celui de sa disparition et de son découpage en trois entités, pour avoir été la seule province bilingue, officiellement et de fait, du royaume, auquel elle a donné, symboliquement, ses couleurs, son écusson et son hymne. On a préféré bazarder brutalement ce qui restait de l’antique duché de Brabant, riche d’une histoire millénaire (il s’étendait autrefois jusqu’à Bois-le-Duc, aux Pays-Bas actuels) pour le purifier, fidèle en cela à cet agenda caché qui consiste à homogénéiser les régions de part et d’autre de la frontière linguistique, quitte à en séparer douloureusement et arbitrairement les populations. Le Brabant est devenu bien malgré lui le laboratoire malheureux de cette politique d’apartheid. Bruxelles est désormais le dernier obstacle sur cette voie peu royale.
Mais il n’y a pas que les symboles. Aussi des histoires de gros sous. La séparation « linguistique » de l’ancienne province du Brabant en trois parties, et l’annexion de sa partie néerlandophone à la Flandre et de sa partie francophone à la Wallonie revenait donc à séparer de Bruxelles les deux territoires de loin les plus riches (en termes de revenus fiscaux) du pays. En réalité, l’ancienne province du Brabant représente encore aujourd’hui la région la plus riche de Belgique, tant sur la base du revenu annuel net imposable par habitant qu’en ce qui concerne l’activité économique (valeur ajoutée brute). Les transferts d’argent se font donc aujourd’hui encore du Brabant vers la Flandre et la Wallonie [5]. Le Brabant, vache à lait du royaume ? Peuplé des quelques descendants des paysans brabançons, mais surtout de la classe moyenne supérieure des villes du Nord et du Sud et de Bruxelles, et enfin de la nouvelle bourgeoisie européenne et internationale, le Brabant a échappé par miracle à la destruction totale de son paysage – mais pas au mépris d’une classe politique qui a fait ses choux gras de divorces en tous genres.