En tous cas, à Boitsfort, Madame la bourgmestre et son collège phosphorent dur sur la possibilité d’interdire la consommation d’alcool dans la rue [1], officiellement, pour harmoniser les réglementations dans la zone de police, le règlement de police d’Auderghem ayant déjà été modifié en ce sens. Cela nous promet de grands moments de philosophie politique, dignes de ceux qu’on a pu vivre avec les mesures concernant la longueur des laisses de chien (désormais obligatoires) ou le port du sac à déjections canines (obligatoire lui aussi). Les nombreux pensionnés de la commune, dont le compagnon aussi fidèle qu’inoffensif est parfois la seule consolation à leur solitude, se plaignent déjà des tracasseries policières et administratives. Du jamais vu. Renseignements pris, il ne s’agirait que de quelques bandes de jeunes qui traînent derrière eux quelques moins sympathiques molosses, les mêmes qui abusent sans doute de la Cara Pils. Cela justifie-t-il un règlement de police ? D’autant qu’il ne faut pas trop compter sur l’esprit de discernement d’un policier pour appliquer une réglementation dont le sens de la nuance n’est pas le souci premier. A moins que les rentrées financières ainsi générées ne constituent une manne pour les gestionnaires calamiteux d’une commune dans le rouge de manière chronique.
Il est vrai que Bruxelles est une ville bourgeoise, s’il fallait compter sur ses quelques jeunes marginaux pour remplir les caisses publiques… En Wallonie, par contre, on a pu tailler un costume sur mesure aux cohortes innombrables de SDF qui souillent les rues de leur incontinence. A Charleroi, une élue socialiste n’hésita pas à qualifier « cette ordonnance [de] maillon législatif qui manquait à la police pour faire suivre un mode de conduite applicable en société et dont le but est d’améliorer la sécurité objective, le sentiment d’insécurité, la propreté, la qualité de vie » [2]. La liberté, c’est l’esclavage, l’ignorance, c’est la force, et désormais, la fête, c’est la sobriété. Le bourgmestre chrétien-démocrate de Namur a lancé sa guerre à l’alcool durant les Fêtes de Wallonie, lâchant une véritable armada de fonctionnaires communaux, policiers, agents du service des douanes et accises, du ministère de l’Economie et de l’Afsca pour vérifier les règles qui en limitent la vente : pas d’alcool aux mineurs et seulement des boissons fermentées (vin, bière, porto, avec autorisation) aux plus de seize ans [3]. « Car il y a moyen de faire la fête sans s’enivrer », sermonne le mayeur. C’est bien vrai, les gens ne savent plus s’amuser. Vivement qu’on leur fasse lire un règlement de police pour leur apprendre à vivre (et à rire).
La campagne pour la bonhomie sans alcool prend maintenant une envergure nationale. En mars, les rien moins que sept ministres de la Santé, tous niveaux de pouvoir confondus, se sont réunis pour tenter de mettre en place une nouvelle législation [4]. Parmi les pistes envisagées, à part l’interdiction totale de la publicité de tout produit alcoolisé, pas une seule idée neuve, que des resucées prohibitionnistes : relever à 18 ans l’âge minimal fixé pour la vente aux jeunes de boissons alcoolisées, quelles qu’elles soient, interdire la vente de boissons alcoolisées dans des distributeurs, augmenter les prix, en accord avec la moyenne européenne, taxer les alcopops, ces mélanges sucrés de soda et d’alcool. Aujourd’hui en France, ce genre de mesure fait également l’objet de dissertations infinies de la part des innombrables petits revendeurs de sophismes qui pullulent dans les médias et au gouvernement. Les ministres belges « concernés », eux, entendent atténuer « la consommation problématique de l’alcool » avec leur propre cocktail : le « Pana » (pour Plan d’action national contre l’alcool 2008-2012). Un Pana qui a fait « flop », nos éminences n’arrivant finalement pas à se mettre d’accord. Un répit pour les pochtrons, du moins jusqu’à l’été.
Qu’à cela ne tienne, à Boitsfort, la horde alcoolisée des traîne-savates qui terrorise les honnêtes
rentiers et les paisibles sicavistes vit ses dernières heures. Fini de buller le long du boulevard du Souverain à regarder passer les nouveaux trams une cannette de bière à la main, ou d’attendre le bus en sirotant un whisky-coca. Les buveurs d’eau minérale du Collège veillent. Et ils n’ont apparemment que ça à faire. A Auderghem, les loubards éméchés qui renversaient les chaises des bars et discothèques du bas de la chaussée de Wavre ou du boulevard du Triomphe ont fini de rire : privés de leurs breuvages, ils ne sortiront plus impudemment, d’une voix que n’arrivait pas à couvrir complètement le flot des voitures des autoroutes qui éventrent la commune.
Mais Boitsfort n’est qu’une des mailles du biopouvoir qui tend à s’exercer sur le corps social au travers de la normalisation des comportements dans l’espace public. Un espace public de plus en plus envahissant, comme vient de le montrer un juge suédois qui a condamné une de ses justiciables à créer une zone sans tabac dans son propre jardin, suite à la plainte d’un voisin incommodé. A Stockholm, on ne rigole d’ailleurs pas non plus avec le contrôle des boissons. Il n’y a que les touristes qui y achètent de l’alcool à un prix exorbitant (les Suédois, s’ils le peuvent, vont le chercher dans les pays limitrophes), et qui sont assez benêst pour y décapsuler un petit étanche-soif – dont ils ont à peine le temps de prendre une lampée avant qu’un gardien de l’ordre ne leur tombe dessus.
Fumeurs, buveurs, malbouffeurs, malbaiseurs, ces comportements sont désormais dans la ligne de mire des législateurs tous azimut partout dans le monde «avancé », qui avait pourtant fait de la défense des libertés individuelles son credo. Quarante ans après Mai 68, grâce au spectre de la perte d’autorité qui appelle à une restauration de la lutte contre des comportements requalifiés en incivilités, vieille figure imposée de la rhétorique conservatrice qui permet de faire l’économie d’une réflexion sur les conditions nouvelles d’existence des « jeunes » et autres « classes à problèmes » [5], il est devenu interdit de ne pas interdire.