Quand j’étais petit, j’adorais lire mille anecdotes sur les châteaux forts. Comme tous les gamins, sans doute. Aujourd’hui, mon château, c’est la Porte de Hal. Elle est tout ce qu’il y a de plus inodore. Pourtant, telle la madeleine, elle éveille en moi des souvenirs de culottes courtes et de récits de tournois chevaleresques. Pour peu, j’imaginerais bien Robin des Bois surgir de nulle part pour prélever une taxe aux navetteurs qui ne prennent même pas le temps de regarder ni de voisiner. Je serais bien resté là, à regarder passer les calèches turbo diesel, mais l’IBGE en a voulu autrement. Je les ai entendus à la radio. Il paraît que la qualité de l’air est médiocre. Je suis chômeur. J’aurais pu sans problème suivre le conseil et me claquemurer chez moi. J’ai préféré me perdre dans les rues et dans leurs histoires. Je dois quitter mes rêveries moyenâgeuses. Ce n’est pas que je n’aime pas la Porte de Hal et son nouvel aménagement, mais se coucher dans l’herbe au beau milieu de la petite ceinture est trop ambigu pour moi. Suis-je déjà nostalgique à mon âge ? En tout cas, je préfère me plonger dans la quiétude des quartiers qui m’entourent. Dans mon dos, les Marolles. Devant moi Saint-Gilles. Ma commune. Mon village. J’ai choisi d’être casanier. Mon choix est fait. Ce sera la cité des planteurs de choux.
Je remonte l’avenue Jean Volders. La largeur des trottoirs en pierre bleue me rappelle le charme arrogant des rues parisiennes. Je me souviens que certains nomment Saint-Gilles le « Montmartre bruxellois ». En face de moi, étoile rouge et buste de Lénine en vitrine. Je suis chez Aurora, une librairie comme on n’en fait plus. Un jour, j’ai acheté ici un cadeau pour ma petite sœur. Elle est russophile. Quoi de plus logique que de pousser cette porte. J’y ai trouvé un livre d’histoire soviétique. Mais c’est autre chose qui m’a frappé ici. La commerçante, peu diserte jusque-là, se mit soudainement à discutailler à grand renfort de sourire. Quoi de plus normal me direz-vous ? À l’exception notoire près que celle-ci, à la différence de ses collègues de corporation, adopta un comportement charmeur une fois l’achat accompli. J’ai plutôt l’habitude que ce soit l’inverse. Un autre commerce est-il possible ? Chez Aurora, on parle avec un fort accent espagnol. Il faut dire que c’est leur quartier par ici. De part et d’autre de la Porte de Hal se trouvent une myriade de bars à tapas. Des vrais, pas comme ceux des quartiers gentrifiés. Il y a aussi Adela, la patronne d’un restaurant de cuisine sud-américaine. Cela ressemble à une gargote. Portant, on y mange les meilleures empenadas de la ville. Je ne vous donnerai pas l’adresse, nous ne sommes pas dans le Guide Delta. Juste un indice : perdez-vous dans le quartier « Hôtel des Monnaies », vous la trouverez peut-être.
Quelques pas plus loin, je me retrouve sur le Parvis. J’ai toujours l’impression quand je passe ici que le passé et le présent se mélangent. Vieux Brusseleirs, nouveaux habitants bobo et communautés allochtones s’y mélangent dans une ambiance de carte postale. Dans l’immédiat, j’ai soif. Il faut dire qu’ici, le plat pays est loin de l’être. D’ailleurs Obbrussel, l’ancien nom du hameau, signifie « Haut Bruxelles ». Je m’arrête au Verschueren. C’est l’un de ces vieux cafés bruxellois (125 ans) qui tient encore debout. Un rapide coup d’œil, histoire de voir si un camarade de comptoir est prêt à me tenir compagnie. Je croise souvent des gens par hasard ici. Saint-Gilles, un village, qu’ils disaient. Cette fois-ci, je suis seul. Pas grave, je commande une trappiste. Les puristes me maudiront d’esquiver le lambic, brassé autrefois en ces lieux même par la famille Verschueren. Mais voilà, je l’avoue, que Saint-Michel, patron des Bruxellois me châtie s’il le veut, je suis un hérétique : je n’aime pas les lambics. Sauf peut-être le cantillon. Pour le reste, je les trouve trop sucrés. Sur le mur du fond de ce café d’un autre temps (les décorations intérieures et extérieures sont classées), trône un panneau d’affichage
des résultats de foot. Il est tellement vieux que s’y trouvent encore des clubs comme le Daring ou Waterschei. Je pense à l’Union, à Bossemans et Coppenolle, au temps où les affrontements Daring-Union étaient plus empreints de zwanze et de fanfares que de décérébrés s’exprimant par onomatopées. Une fois de plus, le passé rattrape le présent. Je pense à Yves Bulynckx, mais aussi à mon boucher, Saint-Gillois de souche et supporter fervent du club du parc Duden. Car l’Union est bien vivante. En finissant mon verre, je me félicite de la chute du FC Brussels qui s’apprête à quitter les pressions de la première division. Pas parce que je supporte Anderlecht, mais plutôt parce que je me réjouis de retrouver, dans le confort du foot bon enfant de la D2, les derbys Molenbeek-Saint-Gilles et leurs cortèges de supporters descendant les avenues depuis le stade jusqu’aux tavernes du Parvis. Je me dis que Bruxelles va recommencer à brusseller. En sortant pour reprendre mon ascension, je me surprends à siffloter un air bien connu des footeux d’antan : « Et c’est l’Union qui triomphera… ».
Voici maintenant venue la remontée vers la Barrière. Ici, c’est Zeeman, Leonidas et tutti quanti. Je passe en vitesse, pour déboucher sur le chaos charmant de la Barrière. On l’appelle comme cela car elle fut autrefois le point d’octroi des maraîchers qui venaient commercer. À Saint-Gilles, on plantait le chou de Bruxelles. Le quartier de la Barrière, c’est comme un carrefour dans le carrefour. Les quartiers marocains, polonais, et portugais s’y rejoignent dans un melting pot tout bruxellois. Les Marocains sont les plus anciens à Saint-Gilles, mais la présence portugaise est aujourd’hui flagrante. Surtout lorsque joue la «seleccao ». Lors de chaque grande compétition internationale, la Barrière se transforme. On se croirait dans les tribunes de l’« estadao de la Luz » de Lisbonne. Lors d’Angleterre-Portugal, j’ai même assisté à un bannissement policier de toute circulation automobile pour permettre aux Lusitaniens de se défouler dans la victoire. Je dois dire que moi aussi, je me suis retrouvé au beau milieu de la fontaine ornant la place en criant à gorge déployée des « Portugal ! Portugal ! ». C’est ça qui est bien dans les quartiers cosmopolites : il y en a toujours un qui gagne au foot… Ça nous change ! Mais les petits derniers de ces Saint-Gillois, ce sont les Polonais. De plus en plus de bars du coin organisent des soirées dansantes qui leur sont dédiées. J’ai été boire un coup un dimanche soir dans l’un d’entre eux : « Le verre d’eau ». Le premier contact fut, il faut bien le dire, plus froid qu’avec les gens du Sud. Les clichés ont la vie dure. Est-ce moi qui me perçoit différemment au contact de ces gens de l’Est, vecteurs de tant de clichés pour les enfants occidentaux protégés derrière un épais rideau de fer ?
Saint-Gilles, c’est un laboratoire. J’ai connu les ghettos avant de vivre ici. J’ai notamment grandi dans un ghetto bourgeois où la rareté des étrangers n’a d’égale que les ronds-points fleuris et les flics de quartier anti-jeunes. Un laboratoire, disais-je. Car ici, le vivre ensemble se réinvente tous les jours au contact de nouveaux arrivants. On compte environ 7000 mouvements annuels, emménagements ou déménagements. Il ne tient qu’à nous de faire vivre cette atmosphère pour que perdure des coins de Bruxelles que l’urbanisme sauvage et la gentrification n’ont pas encore tués. En me perdant dans ces rues, j’ai beaucoup songé au passé. En concluant cette rêverie, je songe au futur. Le quartier Midi est menacé, les coûts des logements de toute la commune ne cessent de grimper. Les choses ne sont jamais figées. Soyons donc vigilants. Le passé de notre commune est étonnamment riche. Faisons en sorte que son présent le soit également. Le hameau de Obbrussel est la partie de notre royaume dont la population est la plus jeune (avec 10 % seulement de plus de 65 ans, et une majorité de moins de 40 ans). L’avenir appartient à tous ces Saint-Gillois d’origines diverses. La multiculturalité n’est pas un vain mot. Elle n’est pas non plus
une figure pure dénuée de défaut. Mais elle est, ça c’est certain. Ceux dont je n’ai pas parlé ici me pardonneront. Les identités sont multiples et notre culture commune ne se limite pas aux quelques communautés esquissées ici de manière caricaturale. Je ne vous ai pas parlé de Victor Horta ou de Charles Picqué. J’ai préféré me perdre dans mes rues. Je vous invite à vous perdre dans les vôtres, et à ainsi vous donner une chance de découvrir de nouveaux chemins.