Vivre le risque, vivre seul

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La fuite est une stratégie possible de réponse à la peur. Mais aujourd’hui, la mondialisation limite cette possibilité car il n’y a plus d’extérieur où se réfugier. Les risques deviennent des risques internes, globaux, systémiques, qui nous hantent parce que nous n’arrivons pas y échapper. Nous devons apprendre à vivre avec ces risques car leurs conséquences se paient au prix fort : libertés individuelles et relations sociales pâtissent de cette contagion.

La perception du risque, puissamment entretenue par les médias, génère des peurs qui doivent trouver à se résoudre, entre autres, sur le plan politique. La peur des accidents industriels, des guerres, des conséquences écologiques des activités humaines et de l’insécurité économique, par exemple, pourrait trouver des réponses politiques susceptibles de la désamorcer ou au moins de la contenir. Mais les gouvernements européens y répondent plutôt en installant des dispositifs de surveillance des individus1, en envoyant des troupes en Afghanistan, en privatisant des services publics qui deviendront souvent plus chers, en laissant détruire des quartiers d’habitation pour en faire des bureaux, en finançant la recherche sur des OGM agricoles aux conséquences écologiques désastreuses… le tout en allant se frapper la poitrine lors de grand-messes médiatiques pour « sauver la planète » : est-ce bien utile ? Si l’idée était d’approfondir les causes de la peur, c’est réussi. Si l’objectif était de rassurer, en revanche…

La peur est aussi un cercle vicieux à l’échelle personnelle. Par exemple, notre individualisation contemporaine est potentiellement angoissante, et cette angoisse s’auto-perpétue. En effet, notre vision de nous-mêmes comme « centre décisionnel », « lieu de choix » tend à nous responsabiliser individuellement toujours davantage, ce qui, en retour, suscite une crainte de l’échec individuel. Nous sommes confrontés à des décisions qui auront un impact sur notre vie et, si tout ne se passe pas comme prévu, nous percevrons ces échecs comme des échecs personnels là où auparavant nous les aurions considérés comme de simples « coups du sort »… ou, pour ceux qui n’ont pas encore oublié que l’homme est un animal social, comme la conséquence de logiques collectives dépassant les marges de manœuvre individuelles.

La tension née de cette nécessité de performance individuelle diffuse des attitudes de condamnation morale à l’encontre de ceux qui échouent, ou prennent leurs distances, avec ce registre de l’hyperresponsabilité individuelle («c’est de sa faute, il n’avait qu‘à travailler »). Ce qui renforce la pression pour tout le monde. De plus, cette tension se renforce à mesure que les injonctions auxquelles l’individu est soumis sont contradictoires. Par exemple, dans les entreprises, le discours managérial sur le travail diffère de celui qui est réellement vécu par les salariés, qui ne se voient ainsi jamais reconnus dans la réalité de ce qu’ils font2. Ou encore, on impute à des individus la responsabilité de problèmes collectifs (un cadre sera menacé de licenciement si l’équipe qu’il dirige n’atteint pas ses objectifs). Cette violence et cette injustice structurelles créent un sentiment de peur diffus.

Cette peur devant l’échec individuel est un moteur puissant, qui implique la mise en place de stratégies défensives contre la souffrance. Comme toutes les agressions, la peur peut aboutir à des comportements de fuite, de lutte et de soumission3.

La soumission consiste à inhiber ses actions de façon à laisser l’initiative à la personne qui nous domine. Au travail, les stratégies de soumission deviennent vite, s’il n’y a pas de reconnaissance du véritable travail accompli, des stratégies défensives du silence, de la cécité et de la surdité : chacun finit d’abord par se préoccuper de « tenir », en ayant recours le cas échéant à des produits (tranquillisants, dopants…) qui permettent de prolonger l’endurance et la résistance. Avec tous les risques pour la santé que cela comporte !
Mais il y a d’autres
modes de soumission : le zèle, la flatterie, le refuge dans des comportements stéréotypés/conformistes… On peut même parler de soumission librement consentie4 dans le cas d’un procédé de persuasion donnant l’impression aux individus concernés qu’ils sont les auteurs de certaines décisions; il existe ainsi des méthodes de vente directe qui utilisent l’affirmation répétée à l’acheteur potentiel qu’il est libre d’acheter ou non un objet, tout en l’amenant par un effet d’entonnoir à approuver cet achat par une succession de questions/réponses préparées. L’acheteur potentiel finira par acheter par simple volonté de donner une cohérence à ses propres réponses.

Fuir, oui, mais où ? Au travail, il est malaisé de quitter son emploi sans garantie d’en retrouver un autre quand, comme la plupart des gens, on est pauvre et/ou endetté et qu’on n’a pas de compétence rare et recherchée. Dans la vie, on ne peut facilement fuir certains engagements : une femme, des enfants, des responsabilités importantes. Il reste malgré tout possible de s’enfuir un peu en partant en vacances, en regardant la télévision, en prenant des substances psychotropes, en se retirant du monde social, en mentant… Certains partent quand même, abandonnent tout et tentent de se refaire une nouvelle vie ailleurs. Plus légèrement, fuir peut aussi passer par la procrastination (remettre au lendemain), la mise à distance (se protéger derrière un dispositif comme un appareil photo, une caméra, un bloc-notes… possibilité bien connue des journalistes, particulièrement en temps de guerre)…

Côté lutte, la panoplie est vaste. Dans le cadre de son travail, cela peut commencer par revendiquer et obtenir un certain contrôle sur le contenu et les conditions d’exécution de son activité. La négociation, la dérision, sont des façons de lutter. Citons encore la contestation, la critique, l’affrontement verbal, la grève du zèle, l’activité politique ou syndicale, le sabotage… et, bien sûr, l’affrontement physique pur et simple.

Malheureusement, cette peur a aussi pour conséquence l’affaiblissement important des revendications collectives depuis une vingtaine d’années : la précarisation du travail (individualisation des performances, mise en compétition des salariés entre eux, affaiblissement du droit du travail…) a pour effet d’intensifier celui-ci et d’augmenter la souffrance subjective, ce qui neutralise la mobilisation collective. Le malheur d’autrui, non seulement « on n’y peut rien », mais sa perception même constitue une gêne ou une difficulté subjective supplémentaire qui nuit aux efforts d’endurance. La misère du monde, d’accord, mais à la télé et si possible exotique ou pittoresque.

De plus, la peur finit par décourager toute prise de risque. C’est grave, quand on sait qu’entamer une relation amoureuse, par exemple, est aussi courir le risque d’être déçu et blessé. Dans un ordre d’idée voisin, un journaliste belge, Mehmet Koksal, a cessé de publier son [blog->http://allochtone.blogspot.com] suite à des pressions de la part de son entourage, qui supportait mal ses prises de position et les menaces et les insultes qui en découlaient. Il aurait été moins risqué pour lui, dans ce contexte, d’être seul… C’est ainsi que la peur de l’échec individuel tend à favoriser l’isolement, qui, lui-même, est facteur d’anxiété. On n’en sort pas !

Or, le contexte social dans lequel nous vivons n’est pas une fatalité. Nous avons tous le pouvoir d’agir sur ce contexte. Nous pourrions préférer nous faire confiance, essayer de trouver de nouvelles façons de vivre ensemble sans sacrifier nos conquêtes de liberté. Il n’est d’ailleurs pas question ici de lutter contre le risque lui-même, qui est aussi une contrepartie de la liberté humaine, mais de le rendre supportable et acceptable. Cependant, pour être efficaces, les actions que nous devons mener ne doivent pas être qu’individuelles. Jusqu’où devrons-nous nous éloigner les uns des autres ? À quoi bon ?

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(1) La menace terroriste existe, mais lutter efficacement contre elle suppose d’une part d’
agir sur les causes, et d’autre part de mener un véritable travail de police, d’infiltration et d’enquête. Les mesures de contrôle de masse de la population sont surtout là pour « rassurer la population » et sont liberticides (mais, disent les mauvais esprits, augmentent les profits du « marché de la sécurité »).

(2) Voir l’excellent « Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale », du psychiatre Christophe DEJOURS, Seuil, 1998.

(3) Il semble que la réponse « fuir ou lutter » décrive mieux la réponse masculine que la réponse féminine ; les femmes tendront davantage à se tourner vers leurs proches pour offrir ou demander de l’aide, à tenter des comportements de coopération.
[http://www.surgeongeneral.gov/library/mentalhealth/chapter4/sec2_1.html->http://www.surgeongeneral.gov/library/mentalhealth/chapter4/sec2_1.html]

(4) Robert-Vincent JOULE et Jean-Léon BEAUVOIS, « Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens », PU Grenoble, 1987.

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