Longtemps, l’homme vécut écrasé sous la terreur que lui inspiraient les forces de la nature. Les rationalités magico-religieuses, puis techno-scientifiques, n’ont pu que partiellement exorciser ses peurs. Notre société occidentale, fortement inspirée par le christianisme, s’est construite sur la peur. L’éducation de ses enfants est ancrée dans le manichéisme et le châtiment n’est jamais bien loin. Sans doute les sciences de l’éducation s’évertuent-elles à aiguiser l’esprit critique des plus jeunes, à les amener à faire des bons choix, grâce à la compréhension qu’ils peuvent avoir du bien et du mal. Il n’empêche, il n’est pas facile de se défaire d’une angoisse si savamment entretenue .
Dieu s’est trouvé des alliés, parmi les médecins d’abord, profession spécialisée dans la fabrication de la peur et que certains appellent « the anxiety makers ». Et à l’instar des médecins, des spécialistes de tout bord ont tendance à exploiter nos peurs pour défendre leurs théories, améliorer leurs assises, développer leur pulsion de vie et relativiser leurs propres angoisses. L’Etat s’est évertué à remplacer le clergé et ses experts appointés cherchent à valider la thèse selon laquelle l’individu contemporain serait un perpétuel gestionnaire de l’incertain, doublé d’un vigilant contrôleur de soi et des autres.
Peur du sexe, des maladies, de la violence, des graisses et du cholestérol : la peur fait vendre, et la consommation des baumes de la machine productiviste nous promet l’immortalité, ou presque. Plus en amont de la chaîne, elle fait aussi travailler. Nos angoisses diffuses s’enkystent sous l’effet des figures emblématiques qui nous sont servies comme une soupe à la grimace : hier, la sorcière, le Juif, aujourd’hui, les drogués, les pervers, les poseurs de bombes. On légifère beaucoup pour la peur, très peu contre.
Cela même qui devait la refouler l’a instillée un peu plus dans les consciences : depuis l’accélération de ses mutations au siècle dernier, la science est devenue une des causes de la peur de l’homme moderne. En révélant une puissance de caractère total, elle dit à l’homme qu’il ne peut s’en prendre qu’à lui-même.
N’est-ce pas, en définitive, à la source de la liberté humaine que s’abreuve la peur ?