Anne : On n’a de cesse de se moquer de mon père qui finit toujours les assiettes ainsi que les fruits tachés, le jambon qui vire de couleur et les yaourts périmés depuis quinze jours. Il lui est insupportable de jeter de la nourriture : il a connu la guerre enfant et il lui reste cette peur de manquer de nourriture. Il a été à bonne école, ma grand-mère remplissait sa cave de paquets de sucre, de lessive, de conserves et autres denrées de base non périssables si des temps mauvais devaient revenir, même quarante ans après la fin de la guerre. À sa mort, on a trouvé, encore emballés, tous les cadeaux que nous lui avions faits pour les fêtes des mères, anniversaires, noëls et autres célébrations. Cela pourrait toujours servir, imaginait-elle, mais la grande occasion ne s’est jamais présentée. Je n’ai jamais connu ma grand-mère qu’en tablier et les robes offertes quinze ans plus tôt ont été bonnes pour les déguisements quand elle est morte. Après la guerre, elle n’a sans doute manqué de rien, mais s’est contentée de vivre juste au-dessus de la pénurie qu’elle redoutait tant. Et puis, quand je rentre chez moi après les courses et que je trouve dans les placards trois exemplaires du même produit que je viens de ramener, tout ça sans m’en rendre compte, je me dis qu’on n’est pas sorti de l’auberge ! Je ne supporte pas ne pas avoir sous la main de quoi bouffer largement. Alors désormais, je fais des listes de courses, ou j’y pense à deux fois avant de mettre des denrées dans mon caddie pour ne pas finir sous les boîtes de conserves périmées !
Béa : Enfant, je riais de cette comparse africaine qui était en colonie de vacances avec nous et refusait obstinément de se baigner dans le lac sous prétexte des génies malfaisants qui y séjournaient. Cela me semblait … irrationnel et niais, mais pour rien au monde je n’aurais dormi en présence d’une araignée dans la pièce alors que cette enfant les prenait dans sa main. Irrationnelle moi ? Jamais, bien que ma mère m’ait toujours assuré que les petites bêtes ne mangent pas les grosses. Depuis lors, je tente d’apprivoiser cette répulsion en me rapprochant de plus en plus, je ne les tue plus, mais les mets dehors si ça devient trop dur. Mais j’ai quand même fini par partager ma chambre de nombreuses nuits avec ces bestioles. Cela est connu depuis quatorze siècles et par delà les mers, « fais peur au lion avant qu’il ne te fasse peur » (Omar Ibn Al-Khattab 1er).
Mohamed : En Tunisie, j’ai peur de tomber malade, car tu n’as pas de bonnes infrastructures et des bons médicaments, ça traîne, on ne te soigne pas, ou l’on te soigne mal. C’est l’idée de traîner une douleur qui me fait peur. En Belgique, c’est de mourir, pas la mort en soi, l’idée que comme je vis seul et que je peux m’isoler longtemps, alors peut-être que les gens commenceront à s’inquiéter de ne plus me voir après deux semaines. Je déteste l’idée que mon corps défunt reste là à pourrir dans la solitude. Pourtant je n’ai pas peur de rester reclus sans voir ni parler à personne pendant des semaines, mais bien celle d’imaginer mon corps mort abandonné.
Sonia : Ma plus grande peur, c’est de subir la violence physique comme un viol ou une agression. Ça doit paraître interminable comme souffrance. C’est sans doute d’avoir vu ma mère battue et qui ne savait rien faire, ni se relever après, au propre comme au figuré. Mais je ne crains pas le terrorisme, ni les attentats, ni la mort.
Tony : Je crains de perdre quelqu’un auquel je tiens suite à des causes extérieures. J’ai peur de devoir clore une relation sans être allé jusqu’au bout et sans l’avoir choisi. Je redoute cette sensation de ne pas avoir vécu ce que je devais vivre, d’avoir gâché ou raté quelque chose dans ma vie, d’être passé à côté. Il n’y a rien à faire contre cette peur, tu l’affrontes, elle est là.
Pablo : Je redoute de devenir infirme ou invalide, ma peur est celle d’être dépendant des autres. C’est parce qu’alors tu perds la maîtrise de ta vie, tu ne peux plus
rien décider seul et faire en fonction de tes besoins ou de tes envies. Ton autonomie t’échappe et c’est très dur pour moi d’imaginer vivre cela. Ainsi, j’essaie d’avoir une certaine hygiène de vie pour me maintenir une bonne santé, je fais de l’exercice, je mange sain, …
Derik : Quand j’étais enfant, je me suis retrouvé sur le dos avec quinze enfants sur moi, lors d’un jeu. Je me suis vu mourir, j’étouffais. Cette sensation d’oppression me poursuit, même si je n’ai plus vraiment eu l’occasion de me retrouver sous autant de personnes.
Linda : Comme ça, ce qui me vient, une grande peur serait d’être enterrée vivante. Ce qui me fait flipper c’est le fait de mourir une deuxième fois, seule, d’asphyxie, six pieds sous terre, dans un cimetière, sans aucune chance que quelqu’un vienne me déterrer.
Boas : Ma plus grande peur, c’est celle du temps, les moments où le temps est présent sont ceux où je me sens le plus mal et le plus exposé. Si par exemple, tu me dis : “ j’ai quelque chose d’important à te dire, mais dans deux heures”, tu peux être sûre que ces deux heures seront horribles. Si je sens une chose, je redoute qu’on me laisse seul avec mon intuition, le temps devient alors plombé. Je déteste mariner et il n’y a rien à faire, ni pour accélérer le temps ni pour faire face à cette angoisse. J’imagine une scène caricaturale : un serial killer me kidnappe, je crois que je me bornerais à lui demander où on va, et ce qu’il compte me faire. Ensuite, c’est son problème. Le temps passé à ne pas savoir ce qui me pend au nez est plus affligeant que de savoir quelle cruauté il userait pour son plaisir. Je crois que ça vient du suicide de mon père. Il nous donnait des indices vagues mais suffisants pour élaborer un compte à rebours lancinant, le temps devenait une substance totale et nocive, un être voué contre moi. Le décompte s’est accéléré la veille de son suicide. Il nous a, à sa manière, salués. Il est venu nous voir chez ma mère, c’était exceptionnel, il a fait un cinéma, nous demandant ce qu’on désirait devenir et nous souhaitant d’y arriver. Le lendemain, il était mort. Le temps qui a précédé l’annonce de son décès n’était que dégoût et solitude. Je suis rentré de l’école, j’étais seul chez moi, avec les clefs de son appartement et le vacarme de mes questions. Mon frère est venu sonner à la porte, il m’a regardé, puis s’est enfuit. Ensuite, ma mère est arrivée et m’a annoncé la mort de mon père. La démesure du temps s’en est allée.
Cathy : Moi, j’ai peur du feu, précisément, d’être coincée dans un incendie, sentir cette douleur atroce et la mort qui te saisit. J’ai travaillé dans un service de grands accidentés, c’était terrible. Je m’en préviens en étant vigilante, en vérifiant l’électricité, les bougies, la cuisinière, etc., avant de partir ou de me coucher.
Line : J’ai une phobie des vers. Je crois que c’est parce que ça grouille partout et que ça mange les cadavres. D’ailleurs, je préfère qu’on brûle mon cadavre à ma mort. Un jour, je crois parce que j’utilise des produits bios, ma cuisine a été infestée de larves et puis de vers. J’ai cru péter un plomb, tu trouvais des vers partout, dans chaque paquet de nourriture, dans les recoins des armoires, sur les étagères, l’évier, et même sur le plafond. J’ai été hyper courageuse, je n’ai pas acheté une bombe chimique, j’ai pris un insecticide bio pour avoir meilleure conscience et en dépassant ma peur que ça soit moins efficace. Les vers sont bel et bien morts, mais il y avait leurs cadavres partout qu’il fallait ramasser. Le pire, c’était ceux qui étaient au plafond et qui ont commencé à se décoller et à tomber partout, sur la table, les sacs, la bouffe, même sur toi, l’horreur. J’ai tenu bon, j’ai vraiment dû maîtriser ma peur. Et une autre fois, mon petit ami a eu des vers dans les intestins, imaginer que ça grouillait dans son ventre me donnait la nausée, je devais vraiment lutter de toutes mes forces contre cette image pour réussir à le prendre dans mes bras et partager le même lit que lui.