Le salaire de la peur

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Le premier libre marché de l’emploi serait né d’une succession de modifications des règlements concernant les pauvres, dans l’Angleterre remuée par la Révolution Industrielle – quelque part entre 1795 et 1834 (Karl Polanyi). Conséquences (théoriques) des lois qui furent votées à cette époque : tout être humain peut vendre sa force de travail (bientôt mesurée en temps) à qui il le souhaite et aux conditions qui lui conviennent. Le 19ème et le 20ème siècle consacreront le modèle salarial comme la meilleure façon de répartir les richesses d’une nation.

Conséquences (pratiques) de ces mutations juridiques et économiques dans l’Angleterre au tournant du 19ème : la main d’oeuvre devient une marchandise comme une autre, et quand le marché en est saturé, elle perd de sa valeur. Un économiste allemand de l’époque (Karl Marx) fait remarquer, dès le milieu du siècle, que le mécanisme de l’économie de libre marché ne tourne pas toujours rond : le volume des masses laborieuses ne cesse de s’accroître pendant que la demande de main d’oeuvre ne cesse de diminuer. Forcément, il reste des gens sur le carreau! Marx les appelle l’armée industrielle de réserve et explique qu’elle est nécessaire à l’économie.
Plus d’un siècle après, dès le début des années 70, Richard Layard et Stephen Nickell (célèbre duo d’économistes britanniques) entreprennent une série de travaux dont les conclusions sont formelles : une économie nationale ne doit pas descendre en dessous d’un certain taux de chômage sous peine de voir monter l’inflation (entraînée par l’augmentation des salaires). Dans la foulée de ces études naîtra un des outils avec lequel bricolent l’Organisation de Coopération et de Développement Économique (l’OCDE) mais aussi la Banque Centrale Européenne (BCE) : le Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployement (NAIRU). En Belgique, par exemple, le NAIRU est de 12% et le chômage à 8%. D’où toute une série de questions qui se bousculent aux portillons des cerveaux : les politicards qui chantent le plein emploi sur les plateaux télé sont-ils des gars mal informés des indices de l’OCDE ou se foutent-ils de la populace en lui servant des salades? Pourquoi ouvrir la chasse au chômeur quand le taux actuel est visiblement incompressible? Est-ce qu’on n’essaie pas de foutre la frousse aux travailleurs en rendant la vie encore plus impossible aux chômeurs – qui ont pourtant une utilité macro-économique avérée?

On sait que l’économie prétend au rang de science exacte (et que la science, elle-même, ne fait que se prendre pour un truc exact) mais quand même, il y a un truc bizarre : en 2008, le taux de chômage en zone Euro est inférieur au NAIRU. On devrait, logiquement, assister à une inflation salariale, or, les revenus issus du travail stagnent. Comme par miracle ! s’écrieraient les patrons les plus cyniques. Seulement, Dieu n’a rien à avoir dans tout ça : entre le début des années 70 et celui du 3ème millénaire, pas mal de consultants en tout genre ont transformé les milieux de l’entreprise et les salariés n’ont plus peur de la même manière.

Les mineurs avaient peur des coups de grisou, mais les travailleurs d’aujourd’hui ont peur comme jamais. Ce n’est pas une question d’intensité, c’est une affaire de modalité. Les patrons, acculés par les critiques sociales post 68 ont commencé par faire du bricolage pendant les année 70. Dans les années 80, une horde de managers coordonnait toutes ces expériences, les ramenant à un seul et même vocable : flexibilité. En intégrant la critique dans l’organisation du travail plutôt qu’en la repoussant, les chefs d’entreprise ont réussi le tour de force de réduire le prolétariat au silence en lui donnant la parole!

Les travailleurs deviennent responsables et autonomes, intègrent des lignes hiérarchiques réduites. Revers de cette médaille : les salariés sont mis en compétition et leurs aptitudes sont testées en permanence. Les unités de production ne sont plus ces grandes chaînes impersonnelles : place à de petites équipes autogérées qui s’
intègrent à un réseau. Revers de cette médaille-là : au sein d’une même entreprise, les différents départements sont maintenant des clients – et, évidemment, les clients sont rois (et les rois ne sont pas connus pour être des mecs sympas).

La globalisation de la concurrence s’opère à tous les niveaux. Les travailleurs du monde entier entrent en compétition les uns avec les autres (pendant que des syndicalistes leur hurlent de s’unir – c’est plutôt comique). Les salariés doivent se la jouer adversaires au sein d’un même groupe mondial – songez aux déboires des gens de VW Forest. La différence entre collègues et concurrents directs s’amenuise à vue d’oeil – ne dites plus suspicion, mais prudence.

La cadence aussi a subi de sérieux changement. On produit maintenant « juste à temps ». Plus question de crise, la vieille armée de réserve fait maintenant complètement partie du jeu : le monde de l’entreprise ouvre grand ses portes à l’intérim. Complètement légitimé, ce dernier accroît son influence en sous-traitant le (sale) boulot de gestion des ressources humaines. Les périodes d’essais n‘en finissent plus, les évaluations déterminantes pour la suite des carrières deviennent hebdomadaires (voir permanentes), le turn-over s’envisage désormais comme un style de vie.
Le travailleur contemporain aurait peut-être pu dominer sa peur anxieuse dans une pareille situation. Hélas, la réalité est pire (encore). Parallèlement aux mutations du monde du travail, on assiste à un changement des marchandises produites. Un film, ça ne marche pas comme une poutrelle en métal : l’économie de la connaissance et de l’information vend des biens de consommations à la valeur volatile et incertaine. Des marchandises d’un type particulier dont le prix dépend de l’humeur changeante du public : les travailleurs voient leur avenir ligoté à l’opinion. Or, y a-t-il quelque chose de plus incertain que l’opinion?

Bien sûr, on peut faire et défaire l’opinion du public. Mais au-delà du nouveau marketing, dans le domaine, on s’approche un peu des théories du chaos : l’incertitude est une donnée fondamentale. Tout peut s’écrouler en une seule soirée! Question de confiance, d’image de marque. Exemple d’un genre de truc qui n’aurait jamais pu arriver à Henri Ford : dans les années 80, Chantal Goya, alors au sommet de sa gloire, a vu sa crédibilité totalement détruite en 10 minutes lors d’un direct télé en prime time. Le lendemain, l’entreprise de plusieurs centaines de personnes qu’elle dirigeait était ruinée, privée de matière première.

Toujours mis en examen, éternellement à l’essai, soumis au bon plaisir d’un public aux humeurs mouvantes, la travailleuse et le travailleur du XXIème siècle rêvent de certitudes et vivent dans la précarité. D’autant plus apeurés qu’il ne peuvent plus détacher la force de travail qu’il vendent de leur propre existence : dans ce bain professionnel pour le moins anxiogène, les travailleurs et travailleuses sont sommé-es de plonger complètement. Ce qui sera remis en cause à tout moment, ce n’est pas la capacité à faire telle ou telle tâche précise, mais les capacités langagières (à communiquer et se faire comprendre), les aptitudes sociales (capacités à vivre et travailler en groupe), les manières d’être (présentation face au client ou au public), les compétences intellectuelles (compréhension des instructions, analyses). Ce qui est désormais jugé et contrôlé en permanence, c’est l’ensemble de la personnalité de la travailleuse et du travailleur!
Plus rien d’étonnant, dans ce contexte-là, à trouver ce genre de post sur le web :

Bonjour,
A l’approche de l’été, chaque année je commence à angoisser: je suis étudiant et pendant mes vacances, mon entourage me demande toujours de trouver un petit boulot, histoire de ne pas glandouiller à la maison. Mais, à vrai dire, je trouve toujours une excuse pour y échapper, car j’ai vraiment peur de travailler.
En fait, le problème c’est que j’ai peur de décevoir, que l’on me trouve incompétent et pas rentable. J’ai peur d’être nul, de ne rien savoir faire.

nContrairement à l’orientation choisie par nombre de réponses à cette intervention postée sur le forum de discussion, le manque de confiance en soi n’explique rien du tout. Ces ennuis-là ne sont pas solubles dans la psychologie (que ce soit celle de comptoir ou celle des chercheurs de Boston) : ils sont le produit dérivé d’une organisation du travail qui inocule la peur dans les ventres (et surtout dans les têtes). Avec, dans certains cas, comme dans le sien, une espèce de réaction allergène qui paralyse le sujet – on appelle ça un effet secondaire non désiré du management.

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