Une révolution du palais

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Scène des faubourgs liégeois : un quinquagénaire qui vient d’acheter «La Meuse» commente avec le libraire, au pied levé, les conséquences des flux migratoires sur son alimentation. «Qué novèle ! : dès boucheries où-ce que ti n’pou nin acheter ine tranche de jambon! Çoula n’èst pus possibe ! Faut aller au Delhaize po trouver on truc a magnî». C’est vrai que pour le Wallon moyen, faire ses courses dans le quartier peut se révéler plutôt déroutant: boucher marocain, boulangerie turque, antique épicerie italienne (tiens, c’est là qu’il aurait pu trouver du jambon, Gaston), night-shop kurde, bistros espagnols ou congolais, primeur sénégalais,…

Le client du libraire a tout de même une certaine suite dans les idées car, sans le vouloir, il a mis le doigt sur l’élément perturbateur de la vie quotidienne de ces banlieues banales. Intuitivement, il sait que notre tube digestif est notre principale source de contact avec l’extérieur : quand l’ensemble de la surface de notre peau ne dépasse pas les 10m2, la paroi de notre intestin peut s’étendre sur près de 300m2 (soit un terrain de tennis)! Il sait que la bouffe, quand on veut garder sa pureté d’autochtone, c’est primordial. Or, il a bien remarqué que les moeurs alimentaires belges avaient subi une altération irrémédiable au contact de tous ces produits étrangers. La chose qui lui échappe peut-être, c’est qu’on puisse avoir des traditions culinaires désormais suffisamment mutantes pour intégrer dans un même quotidien des cannelloni aux épinards, du tajine de poulet aux figues fraîches, des böreks, des mezze, de la zarzuela, du canard laqué à la mode de Pékin, du bortsch, du mafé au poulet, du curry d’agneau, des empanadas, des falafels et aussi des carbonnades flamandes, des boulets à la liégeoise ou des moules marinières….

La préhistoire de cette tendance au métissage alimentaire dans la population belge remonterait à l’entre-deux-guerres. Quelques-uns des membres de la petite communauté italienne, déjà présente dans les villes industrielles, ouvrent des épiceries spécialisées dont la clientèle est uniquement constituée de leurs concitoyens. Dans l’immédiate après-guerre, sous l’impulsion de l’opération «main d’oeuvre contre charbon», la forte croissance de cette communauté aura pour lointain effet collatéral l’explosion des saveurs méditerranéennes dans les palais belges. Pour satisfaire cette nouvelle mais ample clientèle, certaines épiceries belges s’ouvrent aux produits «exotiques» -genre courgettes, poivrons, aubergines. Sur les marchés, le camion de l’alimentaire –charcuteries, fromages, conserves, pâtes en provenance directe de la péninsule- est une espèce de rituel atténuant le dépaysement dans le sillon Sambre et Meuse.
Les Italiens ne sont pas les seuls immigrés de Belgique. Des communautés moins importantes en nombre – espagnole, grecque ou portugaise – ouvrent aussi des boutiques pour acheminer chorizo, olives ou bacalau. Lentement, la population autochtone commence à expérimenter des senteurs et des saveurs nouvelles : paella, mezze et pâtes à toutes les sauces arrosées de Bardolino ou de Rioja. Un début de timide osmose culinaire débute, soutenu par la presse périodique : dès avril 1959, Votre journal, Madame propose plusieurs recettes italiennes. Cet afflux de produits alimentaires en tous genres s’étendra avec l’arrivée des Turcs, des Marocains, des Tunisiens, des Sénégalais, des Congolais, des Chinois, des Pakistanais, des Indiens…

Dès les années 70, le tourisme de masse fait découvrir à de nombreux Belges en vacances d’autres cuisines. De retour chez eux, ils se remémorent l’ambiance de leurs séjours estivaux dans un des restaurants italiens, grecs ou espagnols qui, à cette époque, fleurissent avec un certain succès un peu partout dans nos contrées. La communauté italienne, par exemple, est à l’origine de nombreux investissements dans le secteur Horeca – une tendance qui s’enracine dans une vieille tradition : déjà avant 1914, des glaciers et des limonadiers italiens
n’étaient pas rares dans les grandes villes. Plus tard, ils seront rejoints par les autres grands experts mondiaux de la restauration: les Chinois.
Ensuite, dans les années 80, ce sont les restaurants marocains ou indiens, les traiteurs asiatiques et les vendeurs de kebab qui entrent davantage dans les moeurs locales. Même dans les supermarchés, des rayons spéciaux proposent à présent les ingrédients nécessaires à la réalisation d’un couscous ou d’un porc aigre-doux – même si les puristes de toute origine préféreront une bonne expédition chez le marchand ad hoc.

Il suffirait de comparer les menus des foyers de n’importe quelle grande ville européenne à la population immigrée récente avec celle de certaines agglomérations, même moyennes, de Belgique, pour comprendre la situation. Alors qu’on répertorie, pour une ville comme Rome (5 millions d’habitants) une ou deux dizaines de restaurants dits «ethniques», une artère semi-paumée de Seraing offre le choix entre le Cèdre, le Wok magique, le Sultan, l’Émir, le Corfou, le Roma, la Renommée de la Croatie… Bruxelles connaît, elle, des possibilités encore infiniment plus diversifiées.

Les moules-frites courent-elles le moindre risque? On a beaucoup de mal à le croire. Nos papilles gustatives ont subi une belle mutation, mais on n’en est pas encore à servir du poulet tandoori dans les cantines scolaires (qui commencent, mais dans la polémique, à servir un menu hallal). Il s’agit plutôt d’un processus de métissage qu’il ne faut pas confondre avec l’espèce de colonisation des coutumes pratiquée, elle, par les géants impérialistes de l’agro-alimentaire et du fast-food.

Ce sont bien deux aspects distincts de la mondialisation même si, dans la réalité, les frontières sont parfois floues et les processus s’entremêlent. Les moguls de l’agro-alimentaire italien savent parfaitement s’appuyer sur leur importante diaspora pour conquérir les supermarchés européens. Et il serait impossible de réapprovisionner en produits frais les nombreux petits commerces des diverses communautés immigrées sans l’accroissement du volume du fret aérien. On oublie parfois, devant un étalage, que certains aliments parcourent des milliers de kilomètres avant de finir dans notre estomac. Ainsi, un pain pugliese vendu sur le marché de Tilleur (banlieue liégeoise), vers 14 heures, aura été fait le matin même dans une boulangerie des alentours de Bari.

De nombreuses informations présentes dans ce texte proviennent d’un document issu du catalogue de l’exposition «Wallons d’ici et d’ailleurs. La société wallonne depuis la libération».
http://www.wallonie-en-ligne.net/1996_Societe-wallonne-depuis-Liberation/1996_WIA_Dumoulin-M_Blanchart-L.htm

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