Les amateurs de chanson bruxelloise le savent bien: Madeleine ne viendra pas. L’amoureux transi l’attendra longtemps les lilas à la main, tellement longtemps qu’Eugène, lui non plus, ne sera plus là. Et il est loin d’être le seul… Cachez ces frites que je ne saurais voir, haro aux caravanes fumant leurs plus riches graisses. Les fritkots disparaissent aussi vite que les agriculteurs du sud. Certes, c’est un peu moins grave, mais tout de même… Frituriers, levez vous !
Qu’on se le dise une bonne fois pour toutes, la frite est belge et bien issue de nos contrées. Oubliez d’ores et déjà l’usurpateur french fries. French signifie en fait couper, et par extension morceaux, en patois de ceux qui ont eu le bon goût d’exporter outre-atlantique nos chères patates frites : les Irlandais. Voilà qui est fait pour ce qui concerne le contentieux de frères ennemis que nos voisins hexagonaux exacerbaient de cette appellation éhontée. La frite est belge. On fait souvent remonter ses origines aux pêcheurs du bord de Meuse qui, ayant pour habitude de faire frire des poissons, se repliaient sur les bintjes lorsque le fleuve venait à geler. Sans le savoir, ces pionniers aussi pauvres et affamés qu’ingénieux, avaient posé là les bases de ce qui deviendra un emblème de la culture gastronomique, et même de la culture tout court du plat pays qui est le nôtre.
La frite est sacrée. Ce n’est pas une question. Je l’affirme haut et fort et qui m’aime me suive ; et cette fois j’ose croire que je ne me retrouverai pas tout seul. Mais expliquons nous : la frite est sacrée, mais ce caractère lui est conféré par l’immensité de l’univers qu’elle a su créer, au-delà de sa recette par ailleurs fort simple (2). L’univers dont je parle est fait de convivialité entre des gens aussi différents que les sauces débordant de leurs cornets, j’ai nommé le fritkot. Tout est bon dans le bon vieux fritkot. Son odeur, la file dans le froid piquant d’un début d’hiver, les discussions de comptoir entre voisins fédérés un court instant autour de ce havre de lumière et d’attente appétissante… Même l’ignominie constituée par les ersatz de viande reconstituée n’arrivera pas à me faire fuir. Parce que le fritkot, tout comme le bar, est un point de rencontre. Et c’est bien là le plus important. Pourtant, les baraques à frite, comme on dit au Sud de la forêt de Soignes, sont en grave péril. Elles ont toujours été là, telles des sentinelles étendant leur réseau sur la ville comme autant de derniers refuges des estomacs et des âmes égarés. On estime qu’elles étaient au nombre de 10 000 en 1980. Il y aurait environ 1500 rescapées.(3) Eugène ne fait sans doute pas partie du lot. Il y a fort à parier que l’amoureux chanté par Brel soit bel et bien condamné.
Comment en est-on arrivé là ? Ronald Mc Donald a-t-il enlevé toute vocation pour la préparation de frites sauce carbonnade ? Peut-être une partie de l’explication réside-t-elle là. Mais il suffit de voir l’abondance des snacks dans nos cités pour se rendre compte que le métier de petit restaurateur est toujours aussi présent. La raison est donc ailleurs. Un complot serait-il monté contre nos joyeux frituriers ? Il semble en tout cas que la création d’un fritkot ne soit pas la bienvenue sur nos places publiques. Un exploitant s’est par exemple vu refuser l’établissement de son commerce sur la place Sainte-Catherine, à Bruxelles. Il avait pourtant consulté les riverains, comités de quartier et tout le toutim. Not welcome, revenez une autre fois. Les politiques bruxellois ne veulent pas des fritkots. Ils argumentent souvent qu’ils portent atteinte à l’harmonie des rues et à la beauté des monuments et sites.(Sic) Cette hostilité politique apparaît comme un incitant négatif majeur. Un entrepreneur a besoin de garanties avant d’investir. Et cette crainte de la fermeture, qui revient planer à chaque élection communale, pousse les nouveaux venus du marché de la fricadelle à s’installer dans un bâtiment en dur. Mais l’espace disponible les pousse alors à étendre leur menu et
à perdre le caractère typique du métier. (4) Ça se confirme, sale temps pour les nostalgiques de la Belgique de notre enfance. À ceux qui sourient des traits anecdotiques de cette problèmatique, je répondrai que le souci d’ouverture et de publicité de l’espace concerne bien d’autres domaines. Les night-shops également sont de plus en plus étiquetés comme indésirables. Si la normalisation du territoire ne peut plus tolérer le friturier, ce bohème potentiellement nomade si inquiétant dans son bonheur de vivre une vie si étrangère aux rythmes du métro, alors nous sommes tous en danger.
L’élaguage fait rage. Elaguage de tout ce qui dépasse du commerce propre, parfaitement contrôlable, et qui ferme à des heures que les honnêtes hommes considèrent décentes. Heureusement, ces politiques sécuritaires visant le dangereux et impétueux fritkot ne semblent pas généralisées. Certaines villes suivent un mouvement contraire et poussent au rétablissement des frites d’Eugène (Anvers fait office de pionnière en ce sens). Sans doute les conceptions esthétiques et urbanistiques des élus de ces agglomérations sont-elles différentes. Au nom de la beauté de nos places, messieurs les politiques, rendez-nous nos fritkots ! Car la beauté des monuments et sites, ce sont les gens qui les vivent et les font vivre.
… Madeleine c’est mon espoir
C’est mon Amérique à moi
Sûr qu’elle est trop bien pour moi
Comme dit son cousin Gaspard
Ce soir j’attendais Madeleine
Tiens le dernier tram s’en va
On doit fermer chez Eugène
Madeleine ne viendra pas (1)
(1) J. Brel/J. Corti/G. Jouannest 1962.
(2) Pommes de terre Nicolas, Graisse de bœuf / blanc de bœuf, première cuisson à 160°, deuxième cuisson à 190°.
(3) Texte affiché sur le front de la friterie de la barrière de Saint-Gilles, Bruxelles.
(4) Bernard Lefèvre, président de l’Union nationale des frituristes, dans Blog-Sud Presse.