Impossible de comprendre cette tendance sans s’attacher à l’évolution du goût dans les sociétés humaines, ainsi que dans la vie de l’individu. La première permet de distinguer les goûts animaux des goûts humains, « culturés ». Les mammifères sont en effet naturellement attirés par les goûts sucrés et gras, car ceux-ci leur indiquent deux choses essentielles à leur survie : ils vont leur apporter de l’énergie, et ne contiennent pas de poison – ils sont donc comestibles. Leur instinct les pousse donc vers le sucre (au sens large) et la graisse. La Nature étant bien faite, cela marche très bien pour eux ! Le problème, c’est que nous avons toujours en nous le même instinct animal, qui nous pousse vers ces goûts, qui, s’ils sont seuls en jeu, vont nous mener vers une régression infantilisante. Ils correspondent en effet aux goûts innés du nourrisson, pour qui ces goûts sont avant tout sécurisants. Dans ce cadre de référence, animal et enfantin, le goût amer est perçu comme un danger potentiel indiquant la présence de poison, et le goût acide, comme celui de quelque chose qui a « mal tourné » (et c’est d’ailleurs souvent le cas – n’oublions pas que notre sens du goût est là avant tout pour nous protéger). En rester là nous ferait pourtant passer à côté du meilleur.
La différence majeure entre les animaux et nous est en effet le passage à la Culture. C’est ainsi que, depuis la nuit des temps, nos ancêtres ont fait des expériences avec tout ce qu’ils pouvaient trouver qui pouvait se manger ou se boire. Ils ont ainsi pu se rendre compte que ce n’est pas parce que quelque chose est un peu amer ou acide, que c’est forcément mauvais. Il ont réalisé que certains de ces aliments pouvaient être non seulement très bons pour la santé, mais, et c’est là la clef, qu’ils pouvaient nous apporter énormément de plaisir. C’est ainsi qu’une culture humaine du goût s’est forgée, bien plus riche que l’animalité du goût. On acceptait toujours les goûts sucrés et gras, bien entendu, mais également les goûts amers, acides, piquants, épicés, etc.
De nouvelles découvertes scientifiques viennent étayer les arguments des défenseurs de ces goûts culturés. On vient ainsi de prouver, grâce à des techniques d’imagerie cérébrale, que les zones de notre cerveau liées au plaisir sont nettement plus activées chez un sujet capable d’apprécier l’amertume, quand cette personne consomme un aliment amer, que chez quelqu’un qui se cantonne aux goûts sucrés, lors de l’ingestion de ceux-ci. Par ailleurs, une étude française révèle que les enfants appréciant le goût amer sont statistiquement plus intelligents que ceux qui en sont incapables. Non pas que les aliments amers rendent intelligents, mais bien parce que ces enfants font montre d’un éveil cérébral et d’une ouverture d’esprit plus propice à l’acquisition de connaissances [1]. Logique, puisqu’il s’agit de goûts acquis que l’on apprend à aimer en grandissant – d’où l’importance fondamentale de l’éducation du goût. Tout ceci corrobore l’idée de certaines théories anthropologiques, qui considèrent que le développement de la cuisine au début du néolithique et avec elle, l’essor d’une culture humaine du goût acceptant les aliments amers, est un des facteurs clefs qui a permis un net développement du cerveau humain par rapport à celui des animaux les plus évolués [2].
Depuis les années 1950 cependant, l’industrie agroalimentaire s’est rendue compte qu’en rajoutant du sucre et/ou de la graisse dans nos aliments, elle allait parler à un de nos instincts les plus irrépressibles. C’est ainsi qu’une véritable entreprise de domestication de l’Homme par les multinationales de l’alimentation a démarré, grâce à l’imposition de ces goûts faciles et à la standardisation extrême des modes de production, empêchant l’accès à une réelle diversité des goûts. Ce faisant, elles ont réussi à ravager des pans entiers de la culture humaine du goût. Ces multinationales sont même occupées, à l’heure actuelle, à développer des molécules bloquant notre perception de l’amertume!
Pourtant, l’Homme est la seule espèce de mammifères capable d’apprécier l’amertume, ce qui (entre autres) le distingue clairement des autres animaux. Malgré toute l’affection que j’ai pour ces derniers, on est donc en train d’essayer de nous transformer en « sous-hommes », à la totale merci de certaines entreprises dont le seul but est de faire du profit. Comme le dit Michel Le Gris, « … dans l’univers sensoriel gouverné par la présente industrie, la débilité gustative ne doit plus être comprise comme une lacune ou une déficience personnelle, mais appréhendée comme une composante socialement induite et programmée » [3].
Il est intéressant de noter le lien étroit existant entre le mode de fonctionnement de nos sociétés capitalistes modernes et la domination des goûts sucrés et gras. Ceux-ci permettant de compenser l’effet du stress, leur envie croît avec ce dernier. Or, lesdites sociétés induisent un stress quasi permanent. Elles poussent donc naturellement à la consommation des produits des grandes multinationales. Il s’agit par exemple du ressort de base utilisé par Mac-Donald’s pour piéger ses clients : proposer (imposer ?) une alimentation infraculturelle, se situant dans cette sphère d’infantilité du goût [4]. Il pousse même le vice jusqu’à créer une situation de stress physique et psychologique envers le client, de par la disposition des tables et chaises dans le restaurant, afin que celui-ci consomme le plus rapidement possible. Sortant stressé de ce qui devrait idéalement être un moment de décontraction, retournant à sa vie stressante d’homme moderne, il aura d’autant plus envie de retourner vers cette nourriture faussement sécurisante. La boucle est bouclée…
La brasserie, sujet qui me tient particulièrement à coeur, n’a, elle non plus, pas pu échapper à cette logique de régression du goût, et c’est ainsi que des bières de plus en plus sucrées et standardisées ont été mises sur le marché, et que le consommateur en est venu à oublier qu’autrefois, le goût de base d’une bière était soit l’amertume, soit l’acidité. L’augmentation du taux d’alcool a participé également à cette tendance, puisqu’une des sensations générées par celui-ci est la douceur. Il en va de même pour les bières aromatisées. L’apogée de cette régression, typique de la mondialisation marchande du goût, a sans doute été atteinte récemment avec des bières – ou plutôt des « mac-bières » – aromatisées au cola ou à la noix de coco !
Mon propos n’est pas de dire que toutes les bières doivent se résumer à un goût amer ou acide – il en existe d’excellentes dont le goût de base est principalement malté, ce qui leur apporte une certaine rondeur. L’important est en effet dans l’équilibre et la complexité. Par contre, quand une bière se met à ressembler à un soda alcoolisé, on est face à ce que, dans le monde du vin, on nommerait sans détours une piquette… Celui-ci a d’ailleurs connu une évolution comparable, avec la « parkerisation » de nombreux vins issus des terroirs français et de la quasi-totalité des « vins du monde ». Robert Parker, gourou (américain) du vin, aidé de nombreux adeptes de la « nouvelle technologie », a en effet réussi à imposer son propre goût aux consommateurs, en mettant en avant les faciles arômes vanillés et doucereux issus de l’élevage systématique au contact du chêne neuf, et en généralisant des techniques permettant d’arrondir l’amertume des tannins [5].
Heureusement, la résistance s’organise, et l’on assiste ces derniers temps à un timide, mais déterminé, retour de bières de caractère, de vins nature, de « fromages qui puent », de pains au levain, de variétés de légumes « oubliés » et autres merveilles. Et le consommateur soutient de plus en plus ces produits nobles. C’est heureux, car, en plus d’augmenter notre plaisir, ce sont des aliments d’Hommes libres !
[1] Dr Jean-Marie Bourre, « Les aliments de l’intelligence et du plaisir », Paris, Odile Jacob, 2001, p. 311.
[2] Christian Boudan, « Géopolitique du goût », Paris, PUF, 2004, p. 33 et suiv.
[3] In « Dionysos crucifié. Essai sur le goût du vin à l’heure
de sa production industrielle », Paris, Syllepses, 1999, p.14.
[4] Lire Paul Ariès, « Les fils de McDo. La McDonalisation du Monde », Paris, L’Harmattan, 1997.
[5] Pour approfondir cette question, lire Le Gris, Michel, op. cit., et Jennart, Raoul Marc « Menaces sur la civilisation du Vin », Bruxelles, Aden, 2007