Nous sommes le 30 janvier, il est 15h00 et je pars à la recherche d’un SDF. Sur le chemin, le froid et le vent me font râler, foutu pays ! Je pense que j’aurais dû m’habiller plus chaudement. Le genre de pensée qui nous traverse l’esprit quand on met le nez dehors quoi ! Puis, un peu moins égoïstement, je me dis que l’homme que je vais voir passe la plupart de son temps dehors. Je me demande comment il fait pour supporter ce froid. Je le vois de loin aller de voiture en voiture avec son gobelet. Au début, je ne peux m’empêcher d’appréhender cette rencontre, mais j’ai tort car tout se passera à merveille.
« Déprimé, démotivé… »
Cela fait maintenant une dizaine d’années que Marcel, 43 ans, fait la manche dans la rue. Je l’ai rencontré à la sortie du parking du Carrefour d’Ans en face de l’autoroute, son lieu de « récolte » principal. Il y vient tous les jours avec son compagnon, Robert, et sa meilleure amie, Dolly, une petite cocker. Je lui propose d’aller se réfugier dans un café pour discuter au chaud. On nous laisse entrer sans problème, sans même un regard de travers. Cela fait plaisir à Marcel, car sa chienne va enfin pouvoir se réchauffer. Il m’explique son parcours sans pudeur et sans honte. Il a eu une enfance banale sans grave problème. Il est le cadet d’une famille de cinq enfants. Ils ne roulaient pas sur l’or mais leurs parents ont toujours su se débrouiller pour que personne ne manque de rien. A la fin de l’adolescence, Marcel commence à tester différentes drogues, dont l’héroïne à laquelle il deviendra accro quelques années plus tard. Il obtient un diplôme de menuiserie et enchaîne les boulots intérimaires. Ce qui le poussera dans la rue est un chagrin d’amour. « J’ai eu un problème au départ avec mon ex, on a coupé les ponts et ça m’a fortement déprimé, on va dire ça ainsi, j’étais même chagriné, ça m’a complètement démotivé, je voulais même plus aller travailler. Evidemment, le patron n’était pas content et il m’a licencié. A l’époque, je n’avais pas assez de nombre de jours pour avoir mes droits au chômage, ce qui fait que manque de travail, manque d’argent, je savais plus payer mon loyer : fatalement, je me suis retrouvé à la rue. »
Durant les premières années, cette situation n’a pas vraiment déplu à Marcel et il n’a donc pas essayé de s’en sortir tout de suite. « Du moment que je suis tombé à la rue, j’ai jamais essayé de me relever parce que je connaissais pas mal de monde dans le milieu, qui vivaient la même situation que moi et j’ai été vite ancré dans ce monde. On s’amusait bien et on va dire que c’était une aventure, quoi. J’y trouvais une certaine complaisance. Puis tout ça a été tellement vite que je ne me suis même pas rendu compte que je tombais de plus en plus bas. »
Pour pouvoir se payer de l’héroïne, Marcel vole, se retrouve plusieurs fois en prison. Selon lui, ses séjours à l’ombre ont été bénéfiques. En effet, il parvient à arrêter la drogue le temps de son incarcération. Cependant, dès le retour à la vie quotidienne, il replonge. Sans logement et sans travail, il s’ennuie et côtoie de nouveau les mêmes personnes qu’avant son sevrage. « Et tout a recommencé, j’étais faible et vulnérable. J’avais l’impression d’être écrasé par une force invisible et j’ai recommencé la drogue. En prison, c’est plus facile d’arrêter parce que l’on est plus structuré mais à la rue, ça, c’est autre chose… »
« Une question d’apparence »
Marcel a alors été trouver les services sociaux pour pouvoir bénéficier d’une aide financière. Pour le moment, il a droit à 34 euros par semaine. Cependant, il faut qu’il trouve un logement pour continuer à jouir de cet argent. Jusqu’il y a peu de temps, il campait dans un petit bois à Ans. Aujourd’hui, il loue un squat à 200 euros par mois avec son ami Robert. Ils n’ont ni eau chaude, ni électricité mais c’est tout de même mieux que la rue. Cette solution est provisoire pour Marcel qui compte chercher un appartement décent où il puisse se domicilier. Il a déjà entrepris des
démarches dans ce sens même si ce n’est pas évident. « D’un côté, j’ai envie de m’en sortir mais d’un autre c’est pas facile. Ici, j’ai déjà rencontré trois ou quatre propriétaires, je fais du mieux que je peux pour m’exprimer avec des mots de manière à ce que je puisse me faire accepter et comprendre mais on me regarde des pieds à la tête et moi ça me dérange. Certains accompagnateurs de rue veulent bien m’accompagner mais j’estime quand même qu’à 43 ans je dois me prendre en main tout seul, évidemment ce sont des gens qui peuvent m’aider mais à 43 ans avoir besoin de se faire accompagner ça me gêne trop. » Du coup, à chaque fois qu’il se présente à un propriétaire, il s’entend dire que c’est déjà loué !
« J’essaye de remonter la pente mais quand je vais sonner chez quelqu’un pour louer un truc, je suis pas à mon aise, pas rasé, pas propre. Ca joue beaucoup sur le moral quand le proprio me regarde de travers ça me casse. Je me dis que tant que j’aurai cette image là, je ne pourrai pas faire en sorte de me relever. Tout ça c’est beaucoup une question d’apparence. »
Il conclut en me disant que, finalement, s’il doit se faire accompagner il laissera sa fierté de côté et acceptera qu’on l’aide. Il sait comment les SDF sont perçus dans notre société. « Même si, on n’est pas délinquant, un SDF est catalogué comme un danger potentiel, on crée un sentiment d’insécurité. C’est vrai qu’on est souvent en groupe, un SDF en attire un autre… Malheureusement, on ne sait avoir que des relations dans notre milieu, on ne fréquente pas des gens intégrés. Evidemment, si je travaillais, que j’étais marié avec des gosses et tout, ce n’est pas les gens de la rue que j’irais voir non plus ! C’est normal, je comprends ».
Il n’a presque plus de contacts avec sa famille, sauf avec sa mère qui ignore sa situation. Marcel veut la préserver d’un choc. « Si elle savait que je suis à la rue et en plus que je suis toxicomane ça la tuerait ! Je veux pas qu’elle s’inquiète pour moi ».
« Mon espoir ? Poser mes sacs quelque part… »
Le futur, Marcel le voit hors de la rue. Le propriétaire du squat qu’il loue lui a promis un logement d’ici le mois de juin mais Marcel n’y croit pas plus que ça. « Ce n’est qu’une parole, on a rien signé. » A 43 ans, il pense enfin à changer de vie. « Tous les jours, je fais une prière pour m’en sortir même si je crois pas en Dieu. »
Son gros problème reste principalement l’héroïne. Il débourse chaque jour plus ou moins 50 euros pour s’en procurer. Il aimerait décrocher mais ne veut pas suivre de cure. « J’ai déjà essayé d’arrêter en prenant de la méthadone mais c’est encore pire que l’héroïne pour moi. Faut pas prendre autre chose mais arrêter d’un coup, sans médicament. Je sais que ce n’est pas demain que j’y arriverai mais bon c’est toujours possible. »
Depuis qu’il a recueilli Dolly, sa chienne, Marcel se sent investi d’une responsabilité. « Ca fait dix mois que je l’ai, ça me change, j’ai l’impression d’avoir une responsabilité, comme un enfant. C’est bien, ça me donne de la force et du courage. J’étais fortement déprimé avant de l’avoir. Elle m’aide énormément, c’est mon meilleur pote. Il n’ y a qu’en elle que j’ai réellement confiance. »
S’il ne vole plus, c’est en partie grâce à sa chienne. Il a trop peur d’être séparé d’elle au cas où il se ferait prendre. Même s’il avoue que parfois ce serait plus facile d’être malhonnête que de faire la manche tous les jours, il ne veut absolument pas courir le risque de perdre Dolly.
Marcel se trouve encore assez jeune pour pouvoir trouver un emploi et un logement. « Mon espoir ? Poser mes sacs quelque part, avoir un vrai chez moi. Je reste optimiste, à 43 ans il est toujours temps de changer. J’ai pas envie de mendier toute ma vie c’est trop galère, ça m’amuse plus de vivre comme ça. Maintenant, j’ai envie de calme, de paix. J’ai l’impression que tout ira mieux quand j’aurai un chez moi. Que je pourrai repartir à zéro. »
Malgré des périodes de dépression, Marcel ne se laisse pas abattre pour autant et continue à croire qu’il peut s’en sortir.