La Sain(t)e Diète

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La pratique spirituelle prescrit généralement une alimentation équilibrée et prohibe notamment les produits qui entraînent la dépendance. Les Mormons se doivent de manger une nourriture saine. Les aliments et boissons contenant théine et caféine sont interdits. L’islam proscrit l’alcool tout comme l’hindouisme qui déconseille également l’excès d’épices. L’ayurveda, médecine holistique hindoue séculaire, affirme qu’une alimentation équilibrée en quantité modérée aide l’énergie vitale à circuler et le mental à s’écouler dans le chacra ouvrant sur la spiritualité. L’ayurveda détaille six types de goûts. Une alimentation sattvique, notamment pauvre en graisses et riche en fruits, engendre le calme mental et une bonne concentration alors qu’une alimentation rajasique, acide et relevée, crée l’agitation et l’inquiétude. La nourriture doit apporter la longévité, le calme mental, la vitalité, la santé et le bonheur et être à la fois savoureuse et nourrissante.
Les Esséniens, communauté judaïque du IIe siècle avant J-C. vivant sur les rives de la mer Morte, menaient une vie ascétique : célibat, vêtements blancs, rituels de purification… Il leur était interdit de manger de la viande selon un enseignement de Jésus qui aurait partagé quelque temps leur communauté. De plus, ils ne pouvaient pas transformer la nourriture et mangeaient donc des aliments crus. Leur pain, dont la recette est arrivée jusqu’à nous, est azyme et cuit au soleil.

Symbolique alimentaire
Les religions divisent souvent les nourritures entre pures et impures. Selon ce même enseignement de Jésus, les moines catholiques, jadis, ne pouvaient consommer de viande et du sang qui évoquent par leur couleur rouge l’ardeur, la passion et la luxure, contraires à la vie religieuse. Le christianisme des premiers siècles préconisait de s’abstenir de viandes sacrifiées, se référant aux rites des idoles païennes qu’il fallait cesser de vénérer. L’alimentation des prêtresses celtiques était frugale et pauvre en graisses afin d’aiguiser leur don divinatoire. Les Juifs et les Musulmans ne mangent ni porc ni aliments à base de sang. Si les bouddhistes appliquaient à la lettre les préceptes de Bouddha enjoignant le respect de la vie, ils ne mangeraient ni végétaux, ni animaux. Dès lors, leur alimentation relève d’une réflexion personnelle sur leur responsabilité face à la nature et à la qualité des produits consommés. Ils sont donc souvent végétariens. La loi hébraïque prescrit certains aliments dits «kaschers» qui ne doivent pas être en contact avec des aliments non «kashers». Une des fondements est la stricte séparation de la viande et des produits laitiers. Par exemple, sont kashers les ruminants à sabots fendus et les poissons à écailles et nageoires (interdisant donc cochon, cheval, coquillage ou crustacés). Les catholiques ont, jusqu’au Moyen-Age, considéré comme impurs et donc impropres à l’alimentation les choucas, les corneilles, les cigognes, les castors, les lièvres, les chevaux…
Les Hindous ne consomment pas de bœuf non pas à cause de son impureté mais pour son caractère sacré, certains sont végétariens par leur croyance en la réincarnation. Suivant cette même idée, lors de certains rituels magiques animistes, les initiés mangent l’animal totem ou fétiche, interdit dans le quotidien. L’agneau est un aliment symbolique des trois religions monothéistes. Les musulmans égorgent le mouton lors de l’Aïd el Kebir ou fête du mouton pour commémorer le sacrifice d’Abraham (lorsque Dieu lui ordonna de sacrifier son fils au lieu de l’agneau traditionnel pour éprouver sa foi et l’arrêtant au dernier moment). Les chrétiens mangent l’agneau le jour de Pâques en souvenir de Moïse qui à la même période égorgea et rôti un mouton, sur l’injonction de Dieu, avant de quitter l’Egypte.
Enfin, il existe une tradition provençale des 13 desserts de Noël qu’on savoure après la messe de minuit. Ce nombre évoque les 13 convives de la dernière Cène avant la crucifixion de Jésus. La fougasse composant un des desserts
doit être rompue à la main comme le pain le fût par le Christ lors de ce dernier repas. Les desserts doivent être servis sur une table couverte de 3 nappes blanches éclairée par 3 chandeliers se référent traditionnellement à la Sainte Trinité. Les mendiants, autre élément des 13 desserts, rappellent la couleur de quatre ordres religieux : des raisins secs pour représenter les Dominicains, les amandes pour les Carmes, les figues pour les Franciscains, les noisettes ou les noix pour les Augustins. Les nougats blancs symbolisent le bien, les nougats noirs le mal.

Chez les catholiques, l’eucharistie est parfaitement illustrative du lien entre spiritualité et nourriture. Au cours de la messe, l’hostie et le vin se substituent au corps et au sang du Christ. «Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui» (Jn 6 56). Ces éléments tangibles traduisent l’intimité avec Dieu. Au Moyen-Age, une symbolique religieuse était très prégnante : la plaie latérale de Jésus était vue comme la voie par laquelle il avait mis au monde l’humanité et les croyants s’allaitaient du sang qui s’en écoulait. Du XIIIe siècle à nos jours, les saintes dans leur passion mystique se nourrissaient des lésions et des humeurs diverses qui suintent du corps souffrant du Christ. Des jeûnes sévères participent à ces pratiques qui prennent la forme de miracles lorsqu’ils durent des mois, voire des années selon certaines sources. Se déploie donc bien ici une imagerie cannibale.

Le jeûne
Le jeûne, qu’il soit complet ou porte sur des aliments précis ou sur certaines périodes est fréquent dans les pratiques spirituelles, notamment dans les grandes religions monothéistes. Il s’agit non seulement de s’élever de sa condition d’humain afin de transcender les contingences matérielles, mais également de faire preuve d’humilité et de solidarité en partageant le sort des plus démunis voire d’adopter une attitude pénitentielle: se purifier de ses péchés. Des témoignages fort anciens se réfèrent au jeûne comme pratique sacrée liée aux mouvements astraux. Ainsi, les Sabéens et les Manichéens jeûnaient en fonction des positions lunaires et solaires. La religion brahmanique tout comme l’ancienne religion celte imposait à ses prêtres le jeûne aux équinoxes d’automne et de printemps et aux solstices d’hiver et d’été, moments propices à la réunion des mondes humains et surnaturelss. Beaucoup de religions indiennes basées sur l’adoration du soleil prescrivent le jeûne du coucher au lever du soleil. Si des nuages le cachent, le jeûne est prolongé jusqu’à la première éclaircie. Le Bouddhisme impose le jeûne depuis le lever du soleil jusqu’au coucher durant quatre jours de chaque mois lunaire. Les moines ne mangent plus après le passage du soleil au zénith quotidiennement.

Selon Jésus, le jeûne aide à entendre le murmure de Dieu. Les jeûnes imposés au Moyen-Age dans l’église catholique se sont assouplis mais sont maintenus le mercredi des Cendres et le vendredi Saint ainsi qu’avant de communier à la messe. Il est recommandé de manger maigre le vendredi. Les orthodoxes comme les catholiques appliquent le jeûne selon des modalités spécifiques mais ont en commun celui du Carême, 40 jours avant de fêter la résurrection du Christ à Pâques. Ce jeûne se réfère à celui que fit Jésus dans le désert. Il s’agit de manger «maigre», excluant ainsi la plupart des viandes, les laitages, les œufs, le beurre, les oeufs… Le dernier jour avant le carême est d’ailleurs appelé le Mardi Gras, car l’on consomme en abondance les aliments proscrits durant le Carême. Ce jour est aussi appelé carnaval qui, en italien –carnevale-, signifie «la viande s’en va».

Les performances anorexiques féminines sont historiquement bien établies dans le mysticisme catholique. Catherine de Sienne en est le prototype. Adolescente, elle fait vœu de chasteté et détruit les marques de sa féminité notamment en se coupant les cheveux, en se flagellant jusqu’au sang, en s’ébouillantant et en s’abstenant complètement de viande, de vin et de tout mes cuit sauf le pain. Elle perdra la
moitié de son poids. Vers 23 ans, elle prend seulement de l’eau, de petites bouchées d’herbes amères qu’elle suce et recrache ou qu’elle avale et vomit. Elle affirme que son inappétence ne dépend pas de sa volonté et lui donne une signification religieuse. Son biographe écrit: «Les grâces et les consolations célestes inondaient tellement l’âme de Catherine qu’elles débordaient pour ainsi dire sur son corps. Les fonctions vitales en étaient si profondément modifiées, que la nourriture ne lui était plus nécessaire et que les aliments lui causaient de grandes douleurs». Elle mourra de sous-alimentation à 33 ans après une longue période entre la vie et la mort. (1)

Rituels
Les rituels des repas participent aussi à la production du sacré. La plupart du temps, dans les ordres religieux, l’organisation stricte de la vie régente les repas. Une étude sur le monastère de l’Annonciade explique que les nourritures du corps et de l’esprit se superposent tant dans l’approvisionnement que dans les repas(2). Ceux-ci font suite à un office et sont pris à heure fixe durant 30 minutes en silence en écoutant une lecture ou une musique religieuse. Similaires aux célébrations liturgiques, des rites gestuels sont à observer. Il fut un temps où certaines moniales prenaient leur repas debout ou à genoux. La prière, les rituels liturgiques, la lecture de la Parole, la psalmodie sont aussi de véritables aliments. Leur aspect nutritif, répétitif et préparatif renvoient au champ culinaire. Jean Pouillon développe l’idée d’«une croyance sophistiquée en quelque sorte cuisinée» (3) c’est-à-dire préparée et accommodée tel un impératif culturel pour entretenir la vitalité et le capital spirituels. Pour revenir à Catherine de Sienne, elle possédait une véritable dévotion eucharistique. Alors qu’elle refusait de s’alimenter, elle se sentait mourir si elle ne communiait pas plusieurs fois par jour.
Le maître bouddhiste Tich Nhat Han insiste particulièrement sur la pratique de la pleine conscience, fondement de cette religion, lors des repas qui se prennent en silence. Il s’agit de méditer sur l’acte de manger : origine et qualité des ingrédients, non-attachement à la nourriture, symbolique de se nourrir, etc. Pour un bouddhiste tout est nourriture: aliments matériels, sensations, conscience et volition. Il n’existe aucune hiérarchie puisque l’ensemble est nécessaire au fonctionnement harmonieux de l’humain, corps et esprit. Il existe des règles particulières observées par les moines: aller chercher la nourriture offerte par les laïcs sans choisir le donateur; ne manger qu’une fois par jour, en demeurant à la même place ; manger uniquement dans le bol ; ne pas se resservir une fois rassasié. Ce dernier principe –détachement et sobriété face à la nourriture- se retrouve souvent dans les pratiques religieuses. La gourmandise, plus précisément la goinfrerie, est d’ailleurs un des sept péchés capitaux catholiques.

(1) Jacques MAÎTRE, « Sainte Catherine de sienne : patronne des anorexiques ? », Clio, numéro 2/1995, Femmes et Religions, http://clio.revues.org/document490.html.
(2) Roselyne Roth-Haillote, « Les nourritures substantielles du corps et de l’Esprit », Anthropology of Food, 5, Mai 2006, Food and Religion/Alimentation et religion. http://aof.revues.org/document71.html.
(3) Pouillon J., Le cru et le su, 1978. Paris, Seuil. Cité par Roselyne Roth-Haillote, op. cit.

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