Graines de mémoire

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Cette prise de conscience a mené l’équipe du Festival Voix de Femmes à élargir le travail sur la disparition forcée comme arme d’oppression et de terreur, à prendre conscience que, de l’Argentine à la Tchétchénie, elle était utilisée dans diverses parties du monde et que partout, des proches de disparus, pour la plupart des femmes, s’était levées et organisées pour réclamer leurs proches et refuser la barbarie.

A ce moment, le Festival faisait le choix d’une implication politique plus affirmée. Depuis plusieurs éditions, les artistes venues de contextes culturels, sociaux et politiques très divers étaient invitées à échanger leurs expériences lors d’une journée «Cultures en Résistance » où les questions du lien entre art et politique, des projets et des créations menés par des femmes étaient centrales. L’inscription de la disparition forcée et des formes de lutte inventées par les femmes proches de personnes enlevées et disparues au sein du Festival fut une évidence. Lors de sa 5ème édition, en avril 2000, quatorze femmes libanaise, marocaine, argentines, chiliennes, mexicaine, sahraouie, kurde, turque, yougoslave, rwandaises, sénégalaises et belges ont fondé le « Réseau mondial de solidarité des mères, épouses, sœurs, filles, proches de personnes enlevées et disparues ». En 2002, lors du 6ème Festival, d’autres femmes venues de Palestine, de Tchétchénie, d’Afghanistan, d’Iran, de Casamance, du Burkina Faso et d’Algérie se sont jointes aux fondatrices de ce réseau. Il est devenu le cœur du Festival, le lieu d’un questionnement sur le fonctionnement de structures sociétales et mentales, celui de la recherche essentielle d’une vie juste et digne, notamment au travers des possibilités qu’offre la création artistique en lien avec l’action et la réflexion politiques.

Les quatre premières rencontres ont principalement été consacrées aux témoignages intimes et publics, au partage de la douleur et des formes de lutte que chacune avait pu mettre en place dans son contexte particulier, à l’établissement de liens entre femmes qui partagent une même souffrance, à la mise en place de solidarités et d’échanges concrets. Ainsi Laura Bonaparte, Mère de la Place de Mai, a été invitée à se joindre à une action du Comité des Familles de Disparus au Liban en 2003 ; Carine Russo, membre de la coordination du réseau en Belgique a vécu en février 2007, aux côtés des familles de disparus en Algérie, l’interdiction par les autorités de la tenue d’un séminaire « Pour la Vérité, la Paix et la Conciliation » ; d’autres membres de la coordination ont participé avec des familles de disparus au Maroc à une manifestation devant le centre de détention secret de Kalaat M’Gouna ; Nadire Mater, membre des Mères du Samedi, a publié en Turquie des reportages sur le petit groupe des « femmes qui pleurent » survivantes du génocide au Rwanda dont l’une avait contribué à fonder le réseau ; Ana Woolf, comédienne et membre du réseau, a présenté au Liban son spectacle « Semillas de Memoria » sur les crimes et les disparitions forcées perpétrés par la dictature militaire en Argentine…

La cinquième rencontre, en octobre et novembre 2005 a été l’occasion de tenter de « dépasser le témoignage », de pousser plus avant la réflexion et l’analyse, et de répondre plus étroitement au besoin de sensibilisation et d’information sur la disparition forcée émis par les membres du réseau. Leur parole, qui avait été recueillie dans une publication en 2004, a été proposée aux artistes du Festival Voix de Femmes comme matière de création. En sont issus des installations, des lectures, des adaptations théâtrales, des émissions radiophoniques, des collages et des peintures, qui ont été présentés lors du 7ème Festival à l’automne 2005. Les rencontres du réseau ont pris à cette occasion la forme d’ateliers qui réunissaient artistes et proches de personnes disparues autour de thématiques qui avaient été déterminées par les membres du réseau : l’art comme sublimation de la douleur, l’art comme outil de sensibilisation,
les lieux de la mémoire, et enfin la transmission de la mémoire.

Plusieurs projets ont été décidés au sortir de ces rencontres, dont certains ont été commencés ou concrétisés. On citera notamment la réalisation d’une bande dessinée collective sur le thème de la disparition forcée (dont la « partie argentine », œuvre des artistes et filles de disparus Mariana Perez et Maria Giuffra a été présentée lors du festival 2007), la publication du deuxième recueil « Témoignages et rencontres » , et l’installation d’un lieu de mémoire planté d’arbres à Liège sur le site du monument au résistant Walthère Dewé. Ce n’est sans doute pas un hasard si la cheville ouvrière de la réalisation de ce projet est une membre chilienne du réseau, Ruth Duran, dont le frère a disparu après son arrestation en 1974. «Les arbres de la mémoire sont une représentation collective, un lieu qui s’intègre dans la vie, sur le chemin des gens. Ils sont une représentation symbolique qui lie le passé, le présent et l’avenir. Ils sont dédiés à tous ceux et celles que nous avons tant aimé-e-s et qui restent à tout jamais présents avec nous. Notre démarche de réaliser et préserver ce lieu de mémoire va de pair avec la recherche de la vérité et la justice, ainsi qu’avec la lutte contre l’impunité et l’oubli », explique-t-elle. Rares sont les pays où les actes de disparition forcée, qu’ils soient le fait des autorités ou de groupes non étatiques ont été reconnus, plus rares encore sont ceux où l’Etat a entrepris un travail de recherche de vérité et de justice , et exceptionnels ceux où des lieux de mémoire ont été instaurés. Parmi eux le Chili et l’Argentine, où la longue lutte des proches des personnes disparues a mené à certaines avancées concrètes dans ce domaine.

L’organisation, au sein de ce Festival 2007, d’un Forum sur les nouveaux instruments juridiques dont la « Convention sur la protection des personnes contre la disparition forcée » adoptée par les Nations Unies en 2006 et qui est l’aboutissement du travail mené par des associations de familles de disparus depuis plus de 25 ans, prolongeait la volonté d’analyse et de réflexion qui avait marqué les dernières rencontres du réseau. Avec le témoignage de ses membres algérienne et marocaine, dont les associations respectives avaient participé aux travaux d’élaboration de cette Convention, et la participation de juristes et d’experts internationaux autour des questions de l’imprescriptibilité des crimes, de l’amnistie, du droit des peuples à la vérité, de la réparation, du pardon, de l’effectivité de cette nouvelle Convention, ce Forum a marqué un pas dans l’histoire du réseau. Il a permis de le rendre plus visible de milieux politiques et juridiques et a permis d’établir des liens avec d’autres associations qui luttent contre la disparition forcée, notamment Linking Solidarity, sise aux Pays Bas. Des projets concrets en sont issus, notamment le soutien à une campagne pour la ratification de cette Convention. En effet, si à ce jour 71 Etats l’ont signée, seuls l’Albanie, l’Argentine et le Mexique l’ont ratifiée, condition sine qua non pour qu’elle ne reste pas lettre morte. Rappelons que si l’Algérie l’a bien signée le 6 février 2007, ses autorités ont dès le lendemain interdit la tenue du séminaire « Pour la Vérité, la Paix et la Conciliation » qu’organisait notamment le Collectif des Familles de Disparus en Algérie…

Cette nouvelle rencontre du réseau a également été l’occasion de repenser ses mode et moyens d’organisation. En effet, certaines de ses membres souhaitent qu’il devienne un outil plus formel et plus efficace dans la lutte pour la vérité et la justice qu’elles mènent depuis tant d’années, tout en gardant ses spécificités de lien particulier avec la création artistique, et de relations et d’affinités fondées avant tout sur l’humain et sur l’émotion.

A l’occasion de l’inauguration des « Arbres de la mémoire » ce 9 décembre sur le site du monument au résistant Walthère Dewé à Liège, Wadad Halwani, présidente du Comité des parents de personnes enlevées et disparues au Liban,
nous avait fait parvenir ce message que son mari disparu, Adnan, aurait certainement envoyé au réseau si cela lui avait été permis.

Liège, 9/12/2007
De Adnan Halwani à ses amis de Liège

Très heureux de retourner à la vie, arbrisseau à Liège. Il est vrai que je n’ai pas eu l’occasion, au cours de ma première vie, de visiter cette belle ville avec la femme de ma vie Wadad, aussi ne suis-je pas ici pour revivre de beaux souvenirs et de bons moments.

Je suis heureux aujourd’hui de rejoindre des amis enlevés du monde entier.
Nous sommes des arbrisseaux qui vont s’épanouir, grandir, s’enraciner ici et là, dans tous les recoins de la terre, embaumer d’encens et d’amour. A nos mères, épouses, filles, sœurs et petites-filles, pour leurs souffrances, leur amour, leur lutte, nous souhaitons accrocher des médailles.
Arbrisseaux témoins, traçant dans les pages de l’Histoire de l’Humanité des lignes ineffaçables qui réclame Vérité et Justice pour les victimes des disparitions forcées, tâche qui incombe à toute l’humanité et non seulement aux familles des disparus.

Ah, si je pouvais être revenir une graine plantée, avec toutes les autres, dans la terre de mon pays, arrosée par mes enfants et ceux de tous les Libanais.
Graines qui vont s’épanouir, grandir, s’enraciner, encadrer le Liban de 17,000 arbres* qui le sauvegardent, y font régner la sécurité, la stabilité et une justice impartiale, une justice pour tous.

C’est à ce moment-là que notre disparition aura été le tribut payé pour la résurrection du Liban. Le Liban dont nous rêvons… Un Liban démocratique où tous les compatriotes s’acceptent et s’aiment.

Adnan Halwani
(Enlevé à Beyrouth en 1982)

* Le nombre des disparus et enlevés au cours de la guerre au Liban (1975-1990) est estimé à environ 17.000 personnes dont le destin est toujours inconnu.

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