Sophie est diplômée en communication. S.B., 35 ans, est artiste multimedia.
Christine, licenciée en communication, 40 ans, demandeuse d’emploi « libre »
C4 : Quelle est la proportion de périodes de chômage par rapport aux périodes actives ?
Sophie : Les périodes de chômage sont évidemment plus nombreuses. D’autant plus que, rester à la maison toute la journée à ne rien faire, sauf à culpabiliser, donne l’impression que les heures comptent double. Les distractions de la semaine ? Parcourir les offres fraîches du Forem, se traîner dans les agences d’intérim pour s’entendre proposer pour la énième fois un job dans un call center, minuté, surveillé et abrutissant… Durant l’été, j’ai obtenu un remplacement en tant que réceptionniste dans une grosse entreprise, j’ai vite espéré pouvoir intégrer leur service communication compte tenu des éloges faits sur « l’intérimaire ». Mais les places sont chères dans ce milieu, et quand on en a une, on ne la lâche pas facilement. J’ai donc été remerciée de mes bons et loyaux services et mon cv est parti rejoindre le tas des candidatures auxquelles on ne donne pas suite.
S.B. : J’ai quitté mes parents à l’âge de 19 ans, donc je suppose que ma vie active commence à ce moment, même si ça faisait plusieurs années que j’écrivais des poésies ou travaillais en noir dans des restos … Donc, sur 16 années passées sur le marché du travail, j’en compte 9 au CPAS, 3 au chômage, 1 an et demi de salariat temps plein, et 2 ans et demi de travail au noir sans indemnité de chômage.
Christine : La période de chômage, sans aucune indemnité, a commencé il y a plus de dix ans. Nantie d’une licence en Communication de l’ Université de Liège, je suis allée me faire inscrire à l’Orbem, à Bruxelles, où je réside. D’abord, une longue file d’attente, dehors, un matin d’hiver avec en majorité une population plutôt colorée. Il y avait certaines musulmanes avec des foulards sur la tête. Cela me faisait penser à une file pour demandeurs d’asile, plutôt qu’à une file de Bruxellois à la recherche d’un emploi. Au bout d’une demi-journée d’attente, j’ai été reçue par une employée de l’Orbem qui m’annonça, à ma grande stupéfaction, que je ne pouvais être que demandeuse d’emploi libre. Elle m’expliqua que mon diplôme du secondaire, que j’avais obtenu en R.D. Congo, ne me donnait pas le droit d’être inscrite comme demandeuse d’emploi. Concrètement, je n’ai jamais eu aucun droit: pas d’ allocations d’attente, pas d’indemnité pour les formations en langues ou en informatique, pas d’informations sur les offres d’emploi…bref aucun droit : mais, je suis libre! Dans mon cas, la période de chômage non indemnisé, c’est la règle, mais je ne l’oppose pas aux périodes actives, car aussi longtemps que la santé me le permettra, je serai active… sans rémunération.
C4 : Ces périodes de chômage reflètent-elles un manque de travail vacant dans votre profession?
S. : Ma première réaction serait de répondre oui, au vu du nombre élevé de candidatures que j’ai envoyées et qui me sont revenues avec un refus poliment rédigé. Pourtant, je pense que nous vivons dans un monde où la communication et les médias sont plus que jamais présents. J’ai donc du mal à comprendre pourquoi il est si difficile de trouver un emploi dans ces secteurs. J’ai l’impression que les employeurs sont de plus en plus à la recherche de la perle rare : quelques années d’expérience professionnelle dans une fonction similaire, la maîtrise de trois langues, une spécialisation dans un domaine particulier, et j’en passe. C’est dur d’être jeune sur le marché de l’emploi.
S.B. : Oui et non. J’ai des activités bénévoles, d’où de longues périodes de chômage. Les 9 années passées au CPAS correspondent aux 9 premières années de vie active où j’étais exclusivement écrivain, donc sans revenus. Par après, fatigué de cette précarité extrême (pratiquer une activité artistique coûte de l’
argent) et pressé par le CPAS, j’ai suivi une formation en infographie. Une fois les compétences acquises, au lieu de chercher du boulot comme tout le monde, j’ai continué à fonctionner comme je l’avais toujours fait : par commandes à réaliser. Je me suis par la suite « autoformé » à d’autres disciplines techniques. Je suis passé progressivement du « statut d’artiste » à celui d’« intermittent du spectacle », et ma façon de produire, en autogestion, est restée. Même mes périodes de salariat ont été prestées dans une asbl où je n’avais pas de patron et décidais de mon emploi du temps. Il y a quelques semaines d’exception via des agences d’intérim (boulot purement alimentaire n’ayant rien à voir avec le monde de l’art) ou alors avec des contrats Smart.
Ch. : Ces périodes de chômage ne reflètent pas un manque de travail vacant dans ma profession car j’ai toujours souligné que j’étais polyvalente, et j’ai suivi des formations complémentaires et continues, à mes frais, pour pouvoir travailler dans des secteurs variés.
C4 : En termes de recherche d’emploi, l’activation des chômeurs a-t-elle une incidence sur votre comportement ?
S. : Bien sûr ! C’est parfois une obsession même. Je garde toutes les candidatures que j’envoie et j’ai un classement rigoureux de tout ce que je reçois dans mon processus de recherche. Je me rends à toutes les convocations du Forem et je prends moi-même des initiatives pour bénéficier de leurs « services ». Quand on écoute les « conseillers » du Forem, tout a l’air si simple: confiance en soi et recherche active sont les clefs du boulot de tes rêves. En fait, la pression la plus forte n’est finalement pas celle des organismes de surveillance, mais bien celle que l’on se met soi-même.
S.B. : Oui, clairement, mais cela est très récent. Ayant plus de 30 ans et très peu de temps de chômage indemnisé, je n’ai pas encore été vraiment inquiété et je n’ai eu qu’un seul contrôle individuel. J’ai dû très peu mentir. Je venais de terminer une formation de 6 mois, j’avais une promesse d’engagement (qui n’a jamais eu lieu) et quelques fausses candidatures spontanées. Je sais que mon prochain contrôle aura lieu aux alentours de septembre 2008 et, depuis, j’évite le travail au noir au profit de sous-statuts ou de contrats Smart. C’est la course aux « noircissements de cases » pour affiner mon discours lors de ce prochain contrôle : à savoir, que je suis un travailleur atypique. Dans un sens, ne plus travailler en noir est une bonne chose. C’est plus valorisant.
C4 : Comment vivez-vous la pression institutionnelle et sociale ?
S. : La pression sociale est énorme : vis-à-vis des proches, des autres étudiants de la même année qui, eux, ont trouvé, des amis qui n’ont même jamais connu le stage d’attente,… Comme si travailler était la norme, les gens ont une fâcheuse tendance « donneur de leçons », leur regard est différent, voire parfois condescendant et leurs réflexions souvent déplacées : « T’as toujours pas de boulot ? Mais qu’est-ce que tu fous depuis des mois ? ». A la longue, ça vous passe au-dessus de la tête, mais la perte de confiance en soi et la gêne sont tout de même de plus en plus grandes. Travailler, c’est le but ultime, comme si on ne pouvait pas exister sans ça.
S.B. : Cela dépend vraiment de mon humeur du moment. Souvent, je suis content d’avoir cette liberté d’agir, même si financièrement, ce n’est pas facile. La pression institutionnelle n’est pas encore assez forte pour modifier mon point de vue sur le salariat. Au niveau social, c’est un peu plus compliqué. Je n’ai pas assez de commandes pour vivre réellement sans indemnité de chômage, et cette image de « chômeur=profiteur » commence à faire son chemin dans mon esprit. Dans des moments pareils, je me mets à chercher des boulots plus « classiques », je me conditionne en parfait « chômeur actif sur le marché de l’emploi », mais quand j’essuie des refus, je me demande vraiment comment ces « vrais chômeurs »
font pour vivre dans ce climat de refus permanent. Chercher du travail dans un tel contexte, c’est finalement plus déprimant que la précarité d’un statut intermittent ou du travail bénévole.
Ch. : Lors des réunions de familles ou des réceptions à l’issue des conférences auxquelles j’assiste, la question récurrente concerne le travail. Lorsque je réponds que je n’en ai pas, la plupart des gens me tournent le dos. D’autres me disent que je profite du système sans me permettre de m’expliquer. Dans tous les cas, je suis condamnée.
C4 : Selon vous, existe-t-il des chômeurs heureux ?
S. : J’en connais, oui, et parfois j’aimerais pouvoir assumer ce statut aussi bien qu’eux. Finalement, eux, se fichent de la « norme »…
S.B. : Oui, je le pense clairement, mais il doit y en avoir de moins en moins. Pour moi, un « chômeur heureux » est une personne qui est assez active dans la société pour se sentir utile, et peu importe son pouvoir d’achat ou son statut. J’en connais encore quelques-uns qui vivent ça très bien, mais doucement, la chasse aux chômeurs ou l’évolution de leur situation familiale, par exemple l’arrivée d’enfants, les rattrapent au tournant, et des concessions s’opèrent.
Ch. : Je n’en sais rien, je ne peux pas parler au nom de tous les chômeurs. Personnellement, je ne suis pas heureuse de cet état de fait. J’essaye de rester zen pour ne pas m’enfoncer dans la dépression. Je prends tout avec philosophie pour garder le sourire.