Petite histoire de la restauration

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Si les hommes et les femmes mangent généralement en famille, il existe depuis la nuit des temps des lieux où l’on peut savourer des friandises hors de chez soi, parfois même des plats complets. Sur les marchés et les foires du Moyen Age étaient offert des douceurs et gourmandises comme des gaufres, des harengs et autres bouchées salées ou sucrées. Déjà dans les auberges de l’Antiquité, les assoiffés et les affamés étaient rassasiés. On suppose que le restaurant serait né dans les auberges traditionnelles, où les hôtes recevaient un repas. Mais à partir de quand une somme d’argent est exigée en contrepartie de ce service, cela n’est pas fixé. « J’ai remarqué qu’il n’y a que l’Europe seule où l’on vende l’hospitalité. Dans toute l’Asie on vous loge gratuitement », note J.-J. Rousseau dans ses «Rêveries».
Certains prétendent que c’est à Paris que le premier restaurant vit le jour [*], d’autres affirment que c’est à Londres que revient cet honneur. Peu importe, ce qu’il faut retenir, c’est qu’autour de 1800, des lieux de restauration voient le jour où se rassemblent argent, pouvoir et réputation. Les restaurants parisiens deviennent les « places to be » pour la bourgeoisie triomphante, qui entend étaler ses richesses aux yeux de tous. Boire ou manger ensemble constitue un événement mondain où se tisse le réseau de relation (et de commérage), où s’échangent les idées, et s’établissent les normes et les valeurs d’une nouvelle urbanité. L’Europe des Lumières s’entiche de ces nouveaux établissements : «Si j’ai pris du goût pour le restaurateur? Vraiment, oui; un goût infini. On y sert bien, un peu chèrement, mais à l’heure qu’on veut», confie Diderot à son amie Sophie Volland.

Manger dehors devient, comme le théâtre ou l’opéra, un rite social et une part intégrante d’une vie nocturne arrachée aux ténèbres grâce aux progrès des techniques d’éclairage. Si le restaurant est certainement le produit de la nouvelle organisation industrielle de la société et du délitement de la classe aristocratique (qui laisse sans emploi une armée de domestiques, forcée à se reconvertir), il y a également un étonnant parallélisme entre l’évolution de la lumière, du pétrole et gaz jusqu’à l’électricité, et l’apparition de ces nouveaux lieux de convivialité que sont les restaurants [**]. Au XXe siècle, l’irruption massive des enseignes lumineuses achèvera le mouvement en intégrant le restaurant à la vie de la ville et de ses artères animées. Pour la bourgeoisie d’alors, se placer sous les feux de la lumière devient un enjeu social : se faire voir, avec les hôtes qu’il faut, est un puissant révélateur de l’identité (sociale). Et pas seulement avec qui l’on mange, mais aussi ce que l’on mange. Certains prétendent que la nourriture et le pilier de la construction de notre identité. L’adoption de la haute cuisine française par la bourgeoisie bruxelloise du XIXe siècle peut signifier qu’elle s’identifiait davantage aux élites parisiennes qu’avec son « propre peuple ». Il n’en allait pas de même en Hongrie, par exemple : le goulash y a joué depuis 1800 le rôle de plat national par-delà les différences de classes sociales. Après la Grande Guerre, la situation change en Belgique et on confère à la cuisine davantage un caractère national. La cuisine haut de gamme bruxelloise devient une synthèse, « fusion » avant la lettre, entre la haute cuisine parisienne, spécialités bruxelloises et plats régionaux belges. Le menu d’un dîner de l’Amicale des Anciens Combattants à la Taverne Royale des Galeries Saint-Hubert en 1929 témoigne de cette belgitude :

Potage crème de Dixmude
Saumon à l’Yperlé
Coeur de filet de boeuf rôti à la brabançonne
Champignon de rosée au velouté
Coq faisan rôti Maréchal Foch
Foie gras Feyel en croûte
Bombe des Alliés
Desserts

Avec qui l’on mange, ce que l’on mange, mais aussi où l’on mange. La division de l’espace du restaurant n’est jamais neutre. La cuisine est-elle nettement séparée de la salle à manger ou pas ? Y a-t-il un portier ? Les convives
peuvent-ils voir ce qui se passe dans la rue et, inversement, peuvent-ils être vus du dehors par les passants ? Tout au long de son histoire, l’organisation spatiale du restaurant n’a cessé d’évoluer. Dans les fast-foods d’aujourd’hui, cuisine et salle se font face sans grande barrière ni pour l’œil, ni pour le nez, ni pour l’oreille – une barrière qui n’a plus aucune signification dans les « drive-in » de la civilisation automobile… Dans les restaurants traditionnels au contraire, il y a une séparation marquée entre cuisine et salle où les plats sont servis. Exceptionnellement, dans certains grands restaurants, la cuisine est accessible pour une tablée de huit élus, comme au célèbre « Comme chez soi » bruxellois. Il s’agit là du « nec plus ultra » de la sophistication gastronome, une expérience culinaire raffinée (et coûteuse) qui cherche à établir une intimité quasi religieuse entre un chef et ses clients.

L’histoire du restaurant est loin d’être finie. Elle rebondira sans doute encore dans diverses directions. On remarque ça et là des initiatives qui cherchent à renouer avec la période préindustrielle de la restauration, à l’époque des origines, si l’on peut dire, où les auberges nourrissaient leurs hôtes. Les « tables d’hôtes » tentent ainsi, parfois en marge de la légalité, de se défaire de l’emprise du prêt à cuire de l’industrie agro-alimentaire, et de (ré)explorer artisanalement les saveurs, et même temps qu’une certaine forme de convivialité.

[*] Bruno Denise, « La gastronomie, un nouvel art de vivre du XVIIIème siècle en Lorraine », ; Jean-Claude Renard, « Histoire politique de la gastronomie », Politis, 881-882, 22 décembre 2005 :
[**] « Buitenshuis eten in de Lage Landen sinds 1800 », onder red. Marc Jacobs, Brussel, VUB Press, 2002. L’exposition « Du halo au réseau. La lumière dans la ville », qui vient de fermer ses portes aux Archives de la Ville de Bruxelles, retraçait cette évolution.

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