Les bons vœux de nouvel an sont un rituel assez vain, je ne vais donc pas y sacrifier, je préfère te raconter comment s’est passé pour moi le passage à l’an neuf. Comme chaque année, j’avais le choix entre plusieurs invitations pour passer le réveillon. J’ai réservé ma décision jusqu’à la dernière semaine, pour finalement répondre présent à un dîner calme entre quelques convives. C’est l’option que j’ai privilégiée ces dernières années, avec l’âge l’enthousiasme pour les folles escapades nocturnes qui n’en finissent plus s’amenuise quelque peu.
On s’est gentiment ennuyé pendant ce dîner de réveillon. Et comme lorsqu’on s’ennuie, on mange, j’ai mangé, trop. Et mes bonnes résolutions pour l’an 2008? Pas pour ce soir-là en tous cas. D’ailleurs, si vous ne vous gavez pas, vous vous faites réprimander par le reste des invités. Il n’y avait pas de foie gras, cette année. Ce n’était pas la peine : c’était nous, les oies. Je me suis rappelé notre conversation de l’autre soir, sur les souffrances infligées à ces animaux dans des élevages concentrationnaires, et j’ai bien tenté de lancer le sujet à une tablée de bobos quinquas qui attaquaient un houmous aux moules métisses [voir «Une révolution du palais» p.14]. Je pensais que l’un ou l’autre avait pu voir le film Notre pain quotidien. Mais sans conviction, et le sujet est retombé comme un soufflé, enterré en moins d’une minute.
Il y a bien du chemin parcouru depuis le vœu célèbre d’Henri IV, qui voulait qu’en son bon royaume de France le moindre pauvre laboureur pût manger chaque dimanche sa poule au pot. Aujourd’hui, tout le monde consomme de la viande, en mange trop, et surtout tous les jours. Une surconsommation qui n’est ni nécessaire, ni souhaitable, et qui pèse très lourd dans l’empreinte écologique, car l’élevage occupe une surface très importante et nécessite beaucoup de ressources. De même, consommer les surgelés insispides de l’industrie agroalimentaire [voir «Politique du goût» p.15] ou des fruits et légumes cultivés en serre chauffée et illuminée alourdit la facture énergétique.
A ma grande surprise, le foie gras rebondissait au buffet. Un invité chauve pestait contre les «khmers verts» [voir «Mortel Tofu» p.16] qui, à l’approche des fêtes, tentaient de donner mauvaise conscience aux amateurs de ripailles viandeuses. Il en avait contre une campagne d’affichage « Foie gras, bouffe de sadique » (mais c’était il y a deux ans, si je me souviens bien) qui l’avait rendu furieux. Il fut rejoint par un autre invité qui, précédé de son ventre [voir «Mince alors!» p.12], attaquait lui aussi le buffet et y allait de ses arguments. Je ne sais pas si, comme il le prétend, l’accumulation de graisse dans les cellules du foie qui lui donne cette texture et cette saveur particulière est un phénomène naturel chez tous les oiseaux migrateurs, je ne suis pas zoologue. L’importun ventripotent, qui en appelait déjà aux Égyptiens, aux Romains et à Louis XIV, fut stoppé net dans son élan par une virago stéatopyge qui fit glisser le débat sur l’opportunité de la labellisation « bio » [voir «Labels bio» p.18]. Le cidre basque « fair trade » lui montait visiblement à la tête. J’en profitai pour leur fausser compagnie avec mon assiette de pintade aux morilles en spray [voir «Cuisine moléculaire» p. 11].
Je me souviens avoir été marqué, adolescent dans les années 80, par un documentaire de la RTB que nous avait infligé notre prof de religion au collège. Cela s’appelait «J’ai fait les poubelles avec un Franciscain», où l’on suivait ces hommes au foie solide qui se nourrissaient de restes trouvés çà et là. Ils font aujourd’hui figure de pionniers. Les «freegans» (de free, libre/gratuit, et vegan, végétalien), ou déchétariens, comme on les appelle au Québec, politisent la démarche des religieux en ne s’alimentant que de ce qu’ils récupèrent (des légumes surtout) dans les poubelles des magasins de grande distribution et des restaurants [voir «D’une récup à l’autre» p.18]. Ces glaneurs (glandeurs,
diront certains) ont été popularisés par le documentaire d’Agnès Varda, « Les Glaneurs et la glaneuse », après lequel il n’est plus possible d’ignorer la différence entre glaner et grappiller : on glane ce qui pousse du sol (pomme de terre, choux, etc.), on grappille ce qui pend (raisins, figues, olives, pommes, etc.). Sans doute ce mode de vie déchétarien ne remet-il pas fondamentalement en question la surconsommation du monde occidental puisque ses partisans vivent à ses crochets, mais il peut être vu comme une démonstration par l’absurde de l’ampleur du gaspillage. « La solution à la faim dans le monde se trouve dans les poubelles de New York », dit un slogan freegan. Les fortes résonances religieuses de ce mouvement de la simplicité volontaire, héritées de John Ruskin et Léon Tolstoï, énervent parfois le matérialiste endurci qui ne sommeille que d’un œil en moi, frondeur opiniâtre de nos saints mystères, hors ceux de la dive bouteille [voir «La sain(t)e diète» p.13]. Mais proposer à chacun de réduire sa dépendance à l’argent et à la vitesse, libérer du temps pour la communauté plutôt que de l’utiliser pour gagner plus d’argent, favoriser les comportements écologiques et respectueux de la société sont des idées plutôt séduisantes.
Dans un coin, un écologiste radical évidemment végétarien se tenait coi (tu le connais, on l’a déjà rencontré ensemble). Il souffrait. Son empathie pour ces mammifères massacrés était immense, quasi christique. Il se taisait, fidèle à la religion des «autonomes» qui considèrent que le contenu de leur assiette ne regarde qu’eux-mêmes et qu’il s’agit en somme d’une question de liberté individuelle. Par esprit de contradiction autant que par ennui, je me suis risqué à lancer le nom d’Elisée Reclus à la tête de cette assemblée repue de carnivores endurcis. Pour réveiller la conscience malheureuse et carnassiére, je jetai tout le poids du génial Communard dans la balance de nos doutes. Reclus défendait le bien-être des animaux et trouvait répugnante la violence qui leur est faite. Exilé à Bruxelles, il écrivait: «Pour la grande majorité des végétariens, il s’agit de reconnaître la solidarité d’affection et de bonté qui rattache l’homme à l’animal ; il s’agit d’étendre à nos frères dits inférieurs le sentiment qui déjà dans l’espèce humaine a mis fin au cannibalisme». Les animaux ne doivent pas être considérés comme de la «viande sur pied» mais comme des «êtres qui aiment comme nous, ressentent comme nous et sous notre influence, progressent ou régressent comme nous». Pour ce singulier scientifique (il était géographe), il était important de vivre dans un «milieu qui plaise au regard et s’accorde avec la beauté». Et pour lui les abattoirs sont un lieu de violence et de tueries, et offrent un spectacle de laideur. De plus, l’idée de tuer «l’animal laboureur qui nous donne le pain» lui répugnait, d’autant que la viande n’est pas indispensable dans l’alimentation de l’homme.
Comme la plupart, il est fort probable que j’arrêterais de manger de la viande si je devais tuer moi-même l’animal. Ce serait une habitude que tu me verrais abandonner avec bonheur, je le sais. Fort heureusement pour mes papilles, un bienfaiteur inconnu s’est chargé de tirer le lièvre qui a fait un aussi excellent civet de Saint-Sylvestre. Sache, ami lièvre, que ton holocauste ne fut pas inutile, ce fut un régal.
Un repas de nouvel an n’est guère propice aux considérations bien sérieuses et ennuyeuses comme les canards, de celles qui, finalement, vous coupent l’appétit. Mais rassure-toi, cela ne m’empêchera pas de t’inviter à dîner [voir «Petite histoire de la restauration» p.11], sans viande cette fois, pour le plaisir de passer encore un moment avec toi.
Je t’embrasse,
V.O.