Le tricoteur

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Plaisir de la révolte, révolte du plaisir

« Lorsqu’on me demande si je suis un soixante-huitard, je réponds toujours : «Complètement ! ». C’est d’abord une question générationnelle : avoir vingt ans en 68, cela te marque. Moi, à vingt ans, j’avais entamé des études de droit à Bordeaux, que je n’ai jamais terminées. Bordeaux est le grand fief du droit en France, là où tous les juristes se reproduisent à l’intérieur d’une même caste. Si tu n’es pas le fils d’un très grand avocat, ou d’un magistrat, tu passeras toute ta vie à t’occuper des putes et des clodos. Ce n’est pas que je n’aimais pas les putes, mais je ne voulais pas finir clodo ! J’ai donc claqué la porte de l’université, par dégoût, et aussi parce que c’était mai 68.
En soixante ans d’existence, cela a représenté pour moi la meilleure période de ma vie. Pas forcément à titre personnel, mais la meilleure que la société dans laquelle je vis ait connue. Une période d’une intense liberté, d’une intense fraternité et d’une intense créativité. Ce sont quand même les trois choses qui nous font bander dans la vie, socialement et collectivement ! Quand on a assez à manger, bien sûr. Mais, à l’époque, on vivait dans la surabondance, et la question ne se posait pas en ces termes. C’est ce qui est inexplicable aux jeunes d’aujourd’hui : que la jeunesse de l’époque s’est insurgée parce qu’elle était trop riche, trop bien nourrie et qu’elle ne voulait pas consommer.
En réalité, nous nous sommes révoltés justement à ce moment-là parce que commençait alors à se profiler un monde dont nous ne voulions pas, et qui était, en fait, une préfiguration du monde actuel : un monde sans plaisir au sein duquel la marchandise est toute-puissante. Sauf que nous, nous étions persuadés qu’elle avait déjà envahi tous les secteurs de la société, alors qu’elle ne faisait que commencer. A l’époque, même lorsqu’on était jeune et qu’on démarrait dans la vie, on pouvait accéder aux rares bienfaits de cette société : on trouvait du boulot, on arrivait à survivre, on pouvait acquérir un certain nombre de biens de consommation qui ne nous déplaisaient pas, comme, je me souviens, les premiers appareils d’enregistrement. Depuis lors, le pouvoir de la marchandise s’est vraiment étendu à tout. Ce système règne par la frustration sur l’ensemble des gens qui ne peuvent pas accéder aux produits qu’on leur fait miroiter. On augmente les désirs jusqu’à l’insoutenable tout en rendant leur réalisation de plus en plus inaccessible…

L’héritage enfoui dans la forêt vierge

L’héritage que nous laissons de mai 68, personnellement ou collectivement, c’est un héritage virtuel. Imaginez : dans la forêt vierge, il arrive qu’on tombe tout à coup sur un temple inca à l’intérieur duquel il y a un immense trésor. Et bien, voilà ce que nous laissons ! Le problème est que, pour l’instant, la jeune génération d’aujourd’hui reste à l’orée de la jungle, sans oser s’y aventurer. Or, pour trouver le trésor, il faut que les jeunes prennent des risques, qu’ils entrent dans la jungle, qu’ils défrichent et qu’ils découvrent ce que nous leur avons légué.
Je ne prends qu’un exemple, celui du mouvement des communautés qui a rassemblé un grand nombre de gens ayant essayé de vivre ensemble, de penser et de comprendre le monde de manière différente. Ils tentaient de construire des « bases noires » comme on disait alors, des bases sur lesquelles on prendrait appui pour faire basculer le vieux monde. Aujourd’hui, si les jeunes s’emparaient de cela, cela ferait un outil extraordinaire ! Mais ils sont en général enfermés dans l’espèce d’individualisme forcené que la société occidentale leur donne pour modèle.
Il faut dire aussi que, si les jeunes restent ainsi enlisés, incapables d’utiliser notre héritage, c’est parce que pour eux mai 68 c’est un truc de vieux ! Ils sont passés à une autre époque. Ainsi, nous, nous étions marqués par une culture américaine qui véhiculait une vraie nostalgie de la nature : on était déjà très écolo à l’époque ! Nous éprouvions
alors le regret de l’espace, de l’endroit isolé, du monde rural pour tout dire. Or, aujourd’hui, le rêve de la plupart des jeunes est essentiellement urbain, il n’a plus rien de rural.
Alors, quel est l’héritage possible ? Je l’ai dit, c’est un héritage qui est potentiel: il est là, à portée de mains, il suffirait de s’en saisir. Mais, pour l’instant, je n’en vois pas trace. Il existe bien une forme de révolte traditionnelle contre l’autorité, mais cela, mai 68 ne l’a pas inventée. Elle est propre à toutes les époques et nous-mêmes nous l’avions héritée des générations précédentes. En fait, je pense que chaque époque doit trouver ses propres formes de révolte et qu’il y a néanmoins un potentiel de subversion intéressant chez les jeunes actuels. La preuve en est que, chez nous, en France, Nicolas Sarkozy a désigné ces mouvements de rébellion urbains comme son ennemi numéro un.
Mais, quand Sarkozy dit qu’il veut balayer l’héritage de 68, ce n’est pas vrai : il n’y a pas d’héritage de 68. D’ailleurs, le paradoxe veut que lui-même soit un pur produit de 68 : c’est le fils des mecs qui ont manifesté avec Malraux et Debré pour la restauration du gaullisme ! S’il y a eu un héritage de mai 68, il s’est fait sur les générations antérieures. Aujourd’hui, c’est un pensée qui s’est délitée, ce qui s’explique aussi en partie par le raccourcissement des cycles historiques : alors que le mécanisme de l’héritage prenait cinquante ans auparavant, maintenant il prend dix ans. Cependant, je pense qu’un jour viendra, pas avec cette génération, mais peut être avec la suivante, où l’on redécouvrira cette époque avec nostalgie, comme nous, en mai 68, nous avions une grande nostalgie pour la Commune de Paris, pour la Guerre d’Espagne. Et les gens qui ont fait la Commune de Paris, n’étaient-ce pas des nostalgiques de la Révolution de 1848 ?

Dessiner sans entraves

Du point de vue du dessin, qui, pour moi, reste un vecteur majeur d’une vision originale du monde, il y a un lien évident entre mai 68 et BD. Si on réfléchit bien, culturellement, qu’est ce que c’est 68 ? C’est une époque charnière, qui correspond au moment où tout ce qui est encore non légitimé par la bourgeoisie en matière de produits culturels va brusquement accéder à la reconnaissance. Je simplifie : le polar, la science fiction, le fantastique, le rock’n’roll, le free jazz, la bande dessinée,… tout cela, à l’époque, la bourgeoisie ne veut pas en entendre parler. C’est underground. Mai 68 va revendiquer cette culture alternative et comme 68, s’il perd politiquement, va gagner culturellement, tout cela va rentrer dans les années 70 dans la culture majoritaire. Maintenant tu peux voir, quand tu vas dans un restaurant, un cadre sup qui est train de lire un album de BD en mangeant. Jamais tu ne pouvais imaginer cela avant 68 ! C’était impossible.
Tout cela est en partie la conséquence de l’ouverture à la culture américaine, mais pas uniquement. Cela a bien été le cas pour le rock ou le free-jazz, mais, par contre, la nouvelle science-fiction est surtout anglaise. Quant à la bande dessinée, il va se produire une révolution, un petit peu en Belgique, mais surtout en France, en Italie et en Espagne, qui va donner naissance à la « nouvelle bande dessinée ». Ce sont des dessinateurs qui, comme l’avaient fait Crumb et Shelton, font leur propre magazine, comme “L’écho des Savanes” , “Fluide Glacial”,… tous ces canards qui vont bouleverser peu à peu les codes de la BD. Ensuite, des maisons d’édition vont hériter du mouvement. L’Association, par exemple, est un éditeur qui est un fils des fils de 68, si je puis dire. C’est une maison mise sur pied par des dessinateurs qui a changé les formats, la manière de fabriquer les livres, et qui est un gros succès. Tous les gros éditeurs la copient aujourd’hui.
Il faut savoir que, quand j’avais 18-25 ans, c’était la grande époque de l’underground américain avec Shelton, Clay Wilson,… une tendance novatrice à plusieurs titres. Premièrement, parce que le contenu était un contenu adulte, ce à quoi on n’était pas habitué, à part
dans Pilote. Ensuite, parce que les auteurs abordaient des problématiques complètement déjantées, sans doute parce que c’étaient de grands fumeurs de pétards et autres choses. C’était un univers d’un autre onirisme, et d’un graphisme époustouflant, qui nous déroutait.
A côté de cela, ces Américains pratiquaient une nouvelle forme de communication publique de leurs œuvres en éditant et en distribuant eux-mêmes leurs Comic Books. Je me rappelle de Crumb, qui était vraiment un type extraordinaire à nos yeux, allant distribuer avec sa petite mallette ses Comic Books dans les rues. Pour nous, c’était cela qu’il fallait faire. C’était un esprit très soixante-huitard et qui nous a apporté une liberté hallucinante. Nous nous sommes tous mis à faire des fanzines. Moi, j’ai fait un fanzine qui s’appelait Le petit Mickey qui n’a pas peur des gros . Autrefois, en France, on appelait les BD « les petits Mickeys » et au coin des rues il y avait toujours un bistrot nommé « Le petit qui n’a pas peur des gros » . Le petit Mickey qui n’a pas peur des gros a fait parler de lui à l’époque, et le succès du fanzine m’a ouvert toutes les portes.

Explosion graphique

Bien sûr, il y a une continuité dans l’histoire de la BD, mais ce qui va complètement changer avec mai 68, c’est la légitimation d’une forme d’expression qui ne l’était pas. Il y a d’abord à cela une raison d’ordre sociologique. Auparavant, la bande dessinée était faite par des prolos, des gens de familles modestes, qui avaient un bon coup de patte, mais que les parents n’allaient jamais inscire aux Beaux-Arts, parce que cela ne se faisait pas dans ces milieux-là. Par contre, les fils de la bourgeoisie, les enfants de médecin ou d’avocat, eux, pouvaient faire les Beaux-Arts, mais pas pour y faire de la bande dessinée : pour y étudier la peinture. Après 68, tout cela change radicalement. D’un seul coup, la BD devient un produit culturel légitime et les enfants de toutes les classes sociales s’y intéressent.
Evidemment, cela va bouleverser les formes existantes, parce qu’on va voir débarquer le produit de cultures extrêmement variées et démarrer une période d’innovations tous azimuts. Comme la BD est maintenant lue par les adultes, le langage devient plus sophistiqué, les cadres explosent, la narration éclate, la couleur arrive plus massivement. Le mouvement se développe d’abord en Italie et en Espagne, puis se propage en Allemagne et ensuite, avec la chute du Mur de Berlin, dans les pays de l’Est où, jusque là, la BD était interdite. Seul Tito l’avait autorisée, ce qui avait donné naissance à une école yougoslave.

Progressivement, tout le monde se met à faire de la BD, avec des références visuelles, des histoires, des tabous, propres à sa culture. Cela génère un ensemble graphique d’une très grande variété qui commence à circuler en Europe, puis un peu partout dans le monde. Il se produit une sorte de brassage culturel qui est exactement de la même nature que la world music : c’est une espèce de « world graphic » qui a donné naissance à un univers aujourd’hui d’une grande richesse.

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