Philippe

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Si vous allez de temps en temps vous promener à vélo ou à pied le long du Ravel, à hauteur de la rue du Parc, ou si vous avez l’habitude de fréquenter le Parc de la Boverie, vous avez sûrement déjà dû voir, juste derrière les bâtiments de la RTBF Liège, face à la Meuse, une planche de bois posée à même le sol, sous un petit toit qui fait office d’abri. Une planche sur laquelle, le soir, sont précautionneusement pliés des couvertures et un sac de couchage. Si vous passez par là tôt le matin, vous avez même certainement vu un homme en train de dormir sur ce lit à ciel ouvert. Cette alcôve improvisée, à l’air libre, surchargée de tags et de grafs, interpelle certains passants. D’autres se sentent un peu gênés face à cette précarité toute crue. D’autres encore sont tout simplement indifférents, comme si cela ne les concernait pas. Pendant ce temps, Philippe, 44 ans, se prépare à passer son troisième hiver dans la rue…

Lorsqu’on voit Philippe dormir dehors, été comme hiver, emmitouflé dans son sac de couchage, recroquevillé sur son lit de fortune, on pense instinctivement, en soi-même, que son histoire doit être complexe et que son environnement familial a dû être infernal pour que la rupture soit aussi radicale.

« Le début de la chute »

Mais la réalité, comme souvent, est plus simple et plus banale que les scénarios qu’on se monte dans la tête. Philippe vient d’une famille tranquille, issue de la petite classe moyenne, et établie dans les campagnes aux environs de Liège. Son adolescence est assez banale. Sans véritable goût pour les études, il a, comme pas mal d’ados, des relations conflictuelles avec ses parents, qui décident finalement, après quelques frasques de leur fils, de le placer en internat, où il séjourne de 16 à 22 ans. Il obtient son diplôme de qualification en plomberie. C’est à cette époque qu’il tombe amoureux d’une jeune fille, avec qui il va vivre quelques années. Grâce à elle, il trouve un premier boulot, et est engagé dans l’usine de son « beau-père ». Tout aurait pu bien se passer… Mais un jour, il se fait surprendre sur son lieu de travail en train de fumer un joint. La direction ne transige pas : il reçoit immédiatement son C4 pour faute professionnelle. Ses parents ne comprennent pas. Sa copine non plus. C’est la rupture. Sans droit aux allocations de chômage à cause du motif de son C4, il se retrouve pour la première fois au bord de la Meuse. « J’avais un peu d’argent sur mon compte, je n’avais pas envie d’emmerder les copains, je me disais que j’avais de quoi voir venir… Et puis, il y avait cette voiture que j’avais achetée lorsque j’avais été engagé comme ouvrier. C’est là que je dormais. Mais sans allocations et en devant continuer à payer les traites de la voiture, les réserves se sont vite épuisées… » Philippe a alors 27 ans. Lorsque la banque lui refuse un nouveau prêt, il est obligé de revendre sa voiture et se retrouve sans-abri. « Pour moi, ça a été le début des mauvaises rencontres, le début de la chute », explique-t-il. De petits larcins en vols plus graves, il finit par se retrouver en prison, où il fera plusieurs séjours de courte, puis de moyenne durée, les sursis tombant au fil des incarcérations. C’est lors d’un ces allers-retours à Lantin qu’il se retrouve en institution psychiatrique, où son frère, toxicomane, vient justement d’être placé par ses parents. Ce séjour en psychiatrie va radicaliser encore son parcours : il y découvre les drogues dures, et son frère y meurt d’une overdose. Cette période le brise : aujourd’hui encore, il n’arrive pas à oublier, à surmonter tout ça. « Heureusement, lors de mon tout dernier séjour à Lantin, j’ai réussi à décrocher, et je ne suis plus retombé dans la came depuis. De toute façon, je n’ai pas les moyens, à moins de faire des conneries, et ça, j’ai pas envie… » poursuit-il.

« Je ne m’endors qu’à l’aube… »

Sur sa vie quotidienne, dans son petit abri en bord de Meuse, Philippe raconte : « J’ai un accord oral avec la directrice
du bâtiment, celle à qui appartient le parterre où je dors. Maintenant, plus personne ne m’ennuie: ni les policiers, ni les gardes. Tant que je respecte les lieux, ils me tolèrent. Quand il y a une fête, ils m’apportent même à boire et à manger. La journée, je ne dois laisser aucun signe de ma présence. Je ne laisse que la planche de bois qui me sert de lit. Il y a eu une époque où on s’était fait jeter, parce que d’autres gars de la rue étaient venus dormir ici, et laissaient traîner leurs canettes, leurs papiers… Quand ils sont venus nous virer, les policiers m’ont fait comprendre que si je restais seul, ça irait. A la limite, c’est avec certains passants que j’ai le plus de problèmes. Avec quelques intolérants ou, des ados un peu bêtes. On m’a bien jeté quatre fois mes affaires dans la Meuse, comme ça, sans aucune raison…
»

Pourtant, ce n’est pas toujours facile de dormir dehors, même pour un gars ayant l’expérience de la rue comme lui. « Les gens doivent me prendre pour un paresseux parce que je dors jusqu’à 11h le matin, mais la nuit, en fait, je ne dors que d’un œil. C’est pas rassurant de dormir ici, dehors, en pleine nuit. Chaque fois que j’entends un bruit, ou quelqu’un qui se rapproche, je me demande s’il ne va pas m’arriver quelque chose, si je vais pas me faire agresser ou être témoin d’un truc pas cool… Ce n’est qu’au petit matin, lorsque les premiers bus commencent à circuler et que les gens commencent à aller au travail, les étudiants à l’école et tout ça, que je peux vraiment trouver le sommeil. »

Aujourd’hui, sa famille ignore où il vit exactement, et quelles sont ses conditions de vie. « Ils savent que je suis à la rue, mais je ne crois pas qu’ils imaginent que je dors là, dehors, été comme hiver… Il y a quelques temps, j’ai vu passer mon frère, et il a continué son chemin. Je ne sais pas s’il ma vu ou non… Peut-être qu’il ne m’a pas reconnu. De toute façon, il a sa vie. Et avec mes parents, la rupture est trop radicale, on ne pourrait plus se revoir. »

« Dans cinquante ans, oui, peut-être ! »

Philippe, comme la grande majorité des humains, a ses contradictions. Par exemple, lorsqu’on aborde la question du RIS de rue, il confie ne pas être prêt à faire les efforts administratifs nécessaires vis-à-vis de l’institution pour l’obtenir. Mais à aucun moment de la discussion, il n’assume cette position comme un choix délibéré, ce qui serait une façon d’assumer son style de vie. Paradoxalement, il continue de se considérer comme une « victime du système » et s’indigne de sa situation. Il déclare se sentir « abandonné, sans aucune ressource ».

A « monsieur et madame tout le monde », ceux et celles qui passent le long du Ravel le matin pour aller travailler, les étudiants qui vont à l’école, les mères de famille… Philippe a une seule chose à dire : « Restez bien du bon côté de la barrière. Ne faites pas le moindre pas en-dehors du chemin, car une fois qu’on n’est plus sur les rails, c’est très difficile, voire impossible de revenir. C’est la chute. Et je ne souhaite ça à personne. Après, c’est beaucoup trop difficile de remonter la pente ! » Des propos qui traduisent sa façon d’appréhender son propre parcours : mi-responsable, mi-victime.

Philippe dit qu’il n’arrive pas à se projeter dans l’avenir. On le comprend. Mais lorsqu’on lui demande s’il se voit encore ici dans dix ou vingt ans, il répond malicieusement : « Dix ou vingt ans ? Ça va pas ? Non, Non ! Mais dans cinquante ans, oui, peut-être ! »

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