Le Cyborg Manifesto propose une carte des perspectives possibles pour une féministe (et une pensée politique) après le bombardement par les Technologie de l’Information et de la Communication (TIC). La Nature humaine a définitivement perdu toute différence par rapport à la nature en général – celle que l’Homme Occidental a pour projet de maîtriser et de contrôler. Des frontières considérées hier encore comme infranchissables deviennent complètement poreuses : on assiste à la rupture des barrières qui séparaient l’Homme, l’animal et la machine. On entre de plein pied dans l’ère post-humaine où l’humain s’envisagera comme un artifice. L’ensemble des distinctions binaires et « naturelles » qui peuplait les cerveaux de l’Homme moderne se lézarde – homme/femme, blanc/noir, primitif/civilisé : tout devient flou et mouvant.
Dans ce monde post-humain, la tâche principale du travailleur consiste à fabriquer de l’humanité de synthèse – à construire des cyborgs. La micro-informatique construit des prothèses miniatures qui démultiplient artificiellement nos capacités et nous permettent de parler, entendre et voir toujours plus loin (télécommunication). Les innovations techniques accélèrent sans cesse la vitesse de déplacement des corps pendant qu’elles donnent aux esprits la possibilité d’être présents partout instantanément (internet). Les scien-ces cognitives offrent à la pub la possibilité de créer des sensations gustatives, la biologie moléculaire découvre les codes secrets du vivant…
En face de la promesse d’un pareil cataclysme, une bonne partie de la gauche mondiale paniquera et tombera dans la technophobie. Harraway garde tout son calme – et tente d’accélérer le mouvement qu’elle croit avoir décelé. Elle n’est ni dupe ni naïve. En per-mettant de décoder puis de reprogrammer l’humain, les TIC et toute leur ingénierie de la communication donnent naissance à une « informatique de la domination » qui refaçonne les corps (et les esprits) de manière à raffiner les techniques de gouvernement, à capter et geler toutes possibilité de mouvement au coeur même de la société. Mais une fois l’identité de l’Homme moderne décodée, une fantastique possibilité nous est offerte d’utiliser la phase de ré-assemblage des corps et de ré-écriture des codes sociaux en dehors de toutes les contraintes imposées par les catégories de la pensée binaire. Les TIC impliquent aussi un énorme potentiel subversif.
Une politique antagoniste aurait tout à gagner en se laissant aller à un peu de techno-optimisme pour en-visager les problèmes posés par l’émergence des TIC comme des questions d’usage. Les outils (matériels ou conceptuels) fournissent à l’humanité des prothèses qui produisent des mutations anthropologiques au niveau individuel et social. La découverte de la roue ou le développement de l’agriculture ont profondément bouleversé l’humanité dans son corps et dans son organisation sociale. L’inquiétude n’est donc pas là : l’ennui est dans le mythe qui double toujours un outil – et qui fonctionne comme un mode d’emploi. Le Cyborg Manifesto se présente comme un manuel d’utilisation des TIC : plan pour construction de cyborgs dans un perspective subversive – avant que d’autres mythologies (celle des autoroutes de l’information, par exemple) ne s’occupent d’utiliser tout ce potentiel dans le but d’améliorer le commandement et le contrôle.
Les humains du XXIème siècle se verront offrir les possibilités technologiques d’un grand exode anthropologique : ils pourront sortir des limites corporelles et franchir des barrières mentales. Mais n’importe quelle manifestation de cette tendance à la mutation corporelle n’offrira pas forcément une perspective de libération : implantation de prothèses, body-art, piercing, tatouage, botox ou chirurgie esthétique ne suffiront pas à nous protéger du premier Big Bother venu. Le potentiel des TIC sera d’autant plus difficile à appréhender qu’il pourra nourrir la subversion ou renforcer le pouvoir. La mythologie Cyborg d’Harraway nous raconte
(pour la réaliser) la venue d’une sorte de nouveau barbare (Benjamin) : un humanoïde qui voit des chemins partout quand d’autres ne voient que des murs. Une espèce de monstre capable de bifurquer à n’importe quel moment (effet de surprise garantie) – sans même le savoir l’instant d’avance. Une machine rebelle dont le corps mutant est complètement inadapté à la discipline d’usine, aux horaires de bureau, aux règles de la vie sexuelle – impossible à normaliser, à standardiser : in-employable par la civilisation pour quelque tâche que ce soit.
Et si vous découvrez que votre corps refuse les modes de vies « normaux », ne désespérez pas : réalisez votre talent (Guattari).
Le Cyborg Manifesto s’inscrit dans ce mouvement féministe qui tente de briser, dans les cerveaux et l’imaginaire, les liens « naturels » qui permettent la construction d’une identité sociale (le genre féminin) sur la base d’une distinction « biologique » (le sexe féminin). Harraway s’inspire notamment du travail des romancières de science-fiction féministes (à qui elle emprunte le personnage du Cyborg) pour prédire, dès le milieu des années 80, le potentiel subversif des TIC qui offrent à l’humain une possibilité de sortir de sa condition d’homme moderne et d’en finir avec la question stérilisante de l’identité. En ouvrant la catégorie
« femme », Harraway bouscule tous les processus d’identification binaire (primitif/civilisé, noir/blanc, animal/humain,…) qui hantent notre pensée et laissent croire à l’opportunité d’une prolifération du vivant dans la différence et la multiplicité (par exemple, il n’y a plus deux genres mais une infinité de genres possibles).
Dans ce texte fulgurant et visionnaire, Harraway synthétise et révèle une impressionnante série de pistes. Et il sera lu comme une carte par de nombreux mouvements sociaux et autres expériences politiques des années 90 et 2000. Les questions de re-composition de la classe ouvrière et de la « féminisation » du travail à l’ère numérique inspirent les luttes du précariat rebelle. Le potentiel éthique et politique offert par le travail en réseau est réalisé par le travail des hackers. La prolifération dans la différence et la lutte contre l’identité binaire, à même les corps et les désirs, traverse tout le mouvement queer. L’usage des nouvelles technologies comme outils de prolifération de la multiplicité sert de boussole conceptuelle aux médiactivistes.
Les chemins divergents tracés par le cyborg dans le cyberespace promettent la venue d’une ère post-média (Guattari) et sous-entendent que les avancées technologiques pourraient court-circuiter et déborder un pouvoir des médias mainstream qui fonctionnent sur un mode monolinguistique et stérilisent la variété pour viser l’unification des croyances, des savoirs et des désirs. Le réseau virtuel, écosystème du cyborg, se déploie comme un espace d’expression (plutôt que de communication) où la variété des corps et la multiplicité des désirs sont recherchées pour elles-mêmes et où la langue, le désir et la connaissance se promènent en se démultipliant et se diversifiant. La fable d’Harraway tient résolument d’un texte d’anticipation.