À première vue, l’idée séduit à la fois des Bruxellois et les membres de la communauté expatriée. Les premiers, conscients de la spécificité cosmopolite de leur ville et attachés à son autonomie, espèrent y trouver la possibilité de donner une importance et une prospérité nouvelle à la ville qui peine à se développer. Les seconds, partant du principe que Bruxelles est, de fait, une ville internationale, et lassés des incessantes querelles communautaires qui restreignent ses possibilités d’aménagement, verraient d’un assez bon oeil de pouvoir intervenir directement.
L’Union Européenne absente du débat en cours
Cependant, de tels propos ne dépassent pas, au sein des institutions européennes, le stade de bruits de couloir car elles ne veulent pas officiellement en entendre parler : aucune envie de se retrouver impliquées dans la crise belge actuelle. Il y a d’autres raisons à cela : l’UE n’a pas vocation à gérer une ville, surtout si cette ville compte 20% de chômeurs et des populations musulmanes à demi ghettoïsées. Ni à administrer un territoire propre, ce qui lui conférerait une identité quasi étatique, une révolution dans la construction européenne. Mais, surtout, il semblerait que la principale raison expliquant son silence sur la question soit son peu de conscience de la gravité de la situation. Pour Jean Quatremer, correspondant à Bruxelles du journal Libération et observateur au long cours des affaires européennes, « ce qui est très bizarre, actuellement, c’est le manque de réactions, quelles qu’elles soient, aux événements belges; […] Je ne dirais pas qu’il y a une réflexion sur la question.»
État des lieux
Par ailleurs, le scénario « Bruxelles DC » ne figure au programme d’aucun parti politique, bien que ses soutiens soient surtout flamands. Politiquement, le seul mouvement à avoir effectué des avancées dans le sens d’une revendication spécifiquement bruxelloise est celui esquissé autour du manifeste « Nous existons/Wij bestaan » lancé en décembre 2006 par plusieurs associations bruxelloises (et qui n’est pas un appel à l’indépendance mais à davantage de poids politique dans le débat entre Flamands et Wallons).
En attendant, le débat sur la ville fait rage. Pour donner le ton, citons Bart de Wever, président de la N-VA: « Il y a dix ans, la Belgique avait son équipe de foot, la monarchie, Bruxelles, le franc belge. Aujourd’hui, il ne reste que Bruxelles. C’est le dernier obstacle. » (Interview au Soir du 13/09/2007). Un discours aussi tranché est récent, en Belgique, à de tels niveaux de responsabilité ; d’ordinaire, les hommes politiques négociant la formation du gouvernement fédéral parvenaient au moins à produire un discours… fédéral.
Ambitions flamandes sur Bruxelles
Tous les partis ne tiennent pas des positions aussi dures, mais la N-VA a une position-clé dans la mesure où le CD&V, le parti démocrate-chrétien qui a gagné les élections en Flandre, n’a pu le faire qu’en s’associant avec elle. Quelle est sa position sur Bruxelles? Pour M. Jan Jambon, parlementaire de ce parti,
« Bruxelles est presque une région à part entière, ce sont les Bruxellois qui doivent décider eux-mêmes ce qu’ils veulent. » Y compris former une entité indépendante? « Peut-être que les Bruxellois feront le choix de faire une région à part entière, mais je pense qu’aucun des problèmes qui se posent à eux aujourd’hui et dans le futur ne pourra être résolu par ce biais-là. » D’après lui, la concurrence fiscale entre Bruxelles et une Flandre indépendante serait préjudiciable à la ville, et une intervention financière de l’UE susciterait les convoitises d’autres capitales prétendantes au titre de capitale de l’UE. La solution ? « J’espère que Bruxelles va choisir la Flandre… »
Sauf que dans la mesure où les revendications indépendantistes flamandes se sont beaucoup structurées autour de la langue, un tel arrangement parviendrait-il à apaiser les rancoeurs ? On en doute, quand on voit que le Vlaams
Belang considère les Bruxellois francophones comme des « Flamands francisés »…
La position du CD&V est plus souple. Ainsi, pour M. Luc Van den Brande, ancien ministre-président de la Flandre, bien qu’il ne soit pas question d’entendre parler de « condominium » (cogestion wallonne et flamande) pour Bruxelles, il faut privilégier une
« approche confédérale » du dossier, avec un projet
« multiniveaux ». Il parle ainsi de « Partenariat Public-Public » : privilégier une coresponsabilité des quatre niveaux de gestion, bruxellois, flamand, fédéral et européen dans la gestion de la ville, en se concentrant sur les missions et non sur les frontières. Priorité aux projets publics, donc… mais dans le cadre d’une
« approche confédérale » construite sur « deux Etats fédérés de base » : bien que l’objectif de renforcer les compétences régionales soit présent, il n’est pas pour autant question de considérer Bruxelles comme une région à part entière. Il semble qu’il s’agisse pour le CD&V de continuer le transfert de compétences entre l’état fédéral et l’échelon régional tout en maintenant Bruxelles dans sa zone d’influence.
Réponses francophones
Cette position est diamétralement opposée à celle des partis francophones susceptibles de constituer avec lui le gouvernement de droite : le MR et le CDH sont partisans d’un renforcement des prérogatives de la Région de Bruxelles-Capitale et d’un rapprochement avec la Wallonie. Du côté du MR, on parle ainsi « simplification institutionnelle » et « efficacité ». Mme Schepmans, présidente du groupe MR du Parlement de Bruxelles-Capitale, prône ainsi les « synergies Wallonie-Bruxelles », parle de « construire un projet francophone pour la ville » et, surtout, d’oeuvrer à rapprocher Bruxelles de sa périphérie dans une
« Communauté Urbaine » : rassembler certaines compétences à leurs échelles pertinentes.
On retrouve sur ce dernier point le concept européen de « subsidiarité » évoqué par certains Flamands : segmenter les politiques en fonction de leur pertinence territoriale. On le voit, il y aurait matière à s’entendre sur le plan des projets publics entre Flamands et francophones… Mais les revendications communautaires perturbent trop le débat. Les perspectives d’une autonomie accrue de Bruxelles sont ainsi soutenues pour deux raisons différentes : séparer autant que possible Bruxelles de la Wallonie du côté flamand, et renforcer le poids politique de la région pour la protéger des tentations assimilatrices de la Flandre du côté francophone. Face aux ambitions flamandes, les francophones serrent les rangs.
Ambivalences européennes et scénarios bruxellois
Pourtant, cette position de défense n’est pas si bonne que cela. Parler de « Bruxelles francophone » n’est pas une si bonne idée : des dizaines d’autres langues, outre le néerlandais, sont parlées à Bruxelles. Ensuite, cela serait une terrible amputation pour la Flandre que de perdre sa capitale et un tel poumon économique. Enfin, Bruxelles, déjà enserrée dans des limites trop petites pour elle, aurait encore plus de mal à se développer, devenant un poids plus qu’autre chose pour la Wallonie. Si l’on en croit les scénarios élaborés par Philippe Van Parijs, l’idée d’une Belgique réduite à un ensemble Wallonie-Bruxelles né d’une sécession unilatérale de la Flandre ne serait guère engageante . L’avis des Européens ? D’après J. Quatremer, il va dans le même sens : « on [les Européens] n’a pas forcément envie d’être rattachés à la Wallonie. Parce que, tant qu’à être efficace, autant que Bruxelles reste en Flandre… »
Le problème, c’est que dans le cas d’une scission
« dure », Bruxelles passerait probablement du côté d’un ensemble Wallonie-Bruxelles. Faut-il craindre dès lors, en cas de difficultés sérieuses, que les institutions européennes déménagent ? Bonn est une prétendante de longue date, avec des arguments de poids, au titre de capitale de l’Europe… Un tel scénario n’est souhaité par personne en Belgique. La solution « Bruxelles DC », une Bruxelles
indépendante à la fois des Flamands et des Wallons, serait-elle à même de remédier au problème?
Pour Philippe Van Parijs, «tout dépendrait du scénario de la séparation » , car c’est celui-ci qui conditionnera en grande partie les dimensions de la future Bruxelles. La clé sera la question des modalités et, surtout, des zones auxquelles on consentira à accorder l’autodétermination. Que vaut-il mieux : deux entités à prétention homogène, mais mutuellement nuisibles, ou trois entités formées sur la base d’une volonté de cohabitation et de coopération nouvelle ?
Et les Européens? L’idée d’une Bruxelles indépendante les intéresse… à condition de ne pas devoir s’en occuper. J. Quatremer ironise : « le « Bruxelles DC » qui fascine les gens, dès qu’on commence à y réfléchir…[…] C’est de créer ex nihilo une nouvelle capitale européenne, une sorte de Marne-la-Vallée européenne, gérée par les Européens, sans population locale… »
« Bruxelles DC », le rêve de déménagement des fonctionnaires européens ? Voilà au moins un enseignement que l’on peut retirer de tout cela : Bruxelles restera d’autant plus la capitale de l’UE, avec les richesses associées à un tel statut, qu’elle aura les moyens propres d’en accueillir les institutions. De l’importance de penser projet, donc, avant de penser frontières… Toute perspective fédérale n’est pas encore enterrée, la frontière est encore ouverte. Quelque part, c’est tout l’enjeu de l’Europe qui se trouve résumé aujourd’hui en sa capitale.