Sophie

Download PDF

Sophie, SDF, a 33 ans et vit essentiellement de la manche. Son visage et ses attitudes laissent deviner combien la vie l’a éprouvée, mais en lui parlant, on ressent comme une volonté de survie tenace, voire même un peu d’espoir. Son compagnon, Bruno, SDF lui aussi, est avec elle depuis 15 ans. C’est un accident dramatique qui les a poussés résolument vers la rue. Une nuit de janvier 2004, suite à un défaut d’installation électrique, un incendie se déclare dans la maison où ils viennent tout juste d’emménager. Leurs trois enfants de 5, 6 et 7 ans sont piégés par les flammes et décèdent. Comme si ça ne suffisait pas, leur contrat d’assurance incendie n’était pas encore en ordre. Heureusement, le propriétaire a fait fonctionner son assurance et ne s’est pas retourné contre eux, mais ils ont tout perdu. Très vite, c’est le vide autour d’eux. Les deux familles, les tenant pour responsables de l’accident, refusent de les aider et même de les voir. Et c’est la chute… Avant l’accident, Bruno était intérimaire à Cockerill. Mais après le décès des enfants, il n’était plus capable d’assumer, c’était impossible pour lui de se concentrer sur le boulot. Après l’incendie, ils ont vécu un peu dans une maison qui était dans un état pitoyable. L’électricité était raccordée avec des fils de baffle. Ils auraient dû porter plainte contre le propriétaire, mais ils étaient tellement désespérés qu’ils n’avaient le courage de rien. Un jour, quand ils sont rentrés, la serrure avait été changée. Ils n’ont pas essayé de la forcer et ont abandonné le peu d’affaires qu’ils avaient à l’intérieur. Ils se sont laissés dériver.

Direction la rue

à partir de là, c’est la débrouille. Pour survivre dans la rue, il n’y a pas douze mille solutions. Incapables de se résoudre à voler ou à dealer, la manche demeure la seule issue pour pouvoir manger. Elle raconte : « C’est un copain qui nous avait conseillé d’essayer. Il nous a emmenés un dimanche à l’Eglise du Laveu, et m’a convaincue d’essayer. Je m’en souviens comme si c’était hier. J’étais tellement honteuse ! Je n’osais pas regarder les gens en face, je ne savais pas comment me tenir, je me sentais tellement mal à l’aise d’être là à faire la manche… Mais c’est vrai que ça fonctionnait pas mal. Alors j’ai surmonté la honte et j’ai commencé à faire la manche de façon régulière. »

Aujourd’hui, Sophie fait la manche au même endroit plusieurs heures chaque jour, devant un Supermarché. « Bien sûr, au fil du temps, ça devient un peu moins difficile, mais la honte, elle, est toujours là. Je ne m’habituerai jamais » précise-t-elle. Son souhait le plus cher serait de pouvoir arrêter. Et c’est aussi celui de son compagnon, Bruno : « Moi, je ne fais pas la manche. Je récolte les canettes d’aluminium et je les rapporte à l’Ile Monsin. C’est 1 euro du kilo, c’est déjà ça. J’ai une petite charrette, et je fais des aller-retour là-bas. Ça nous aide. Au moins, on peut manger tous les deux chaque jour. Ça n’a pas toujours été le cas. Quand on n’avait pas assez pour deux, je me passais de manger pour laisser quelque chose à Sophie. Mais avec les canettes, on s’en sort plus ou moins. J’aimerais faire plus, je voudrais tellement qu’elle puisse arrêter de faire la manche. »

Chaque semaine, Sophie reçoit 34,71 euro du CPAS. Mais en principe, elle devrait pouvoir bénéficier d’un Revenu d’Insertion Sociale (RIS) de rue que le CPAS donne aux SDF, et qui s’élève à 127 euros tous les 10 jours. Actuellement, ils bataillent avec un assistant social afin de faire valoir ce droit, mais la situation n’évolue guère. Sophie s’emporte : « Si j’avais le RIS de rue, je ne serais plus obligée de faire la manche tous les jours. Il n’y a aucune raison qu’on me le refuse ».

Modus vivendi

Faire la manche devant un supermarché n’est pas chose simple. Sophie doit compter avec le bon vouloir des gérants du magasin. « Ils sont deux, un homme et une femme. Avec lui, ça peut aller. Il me tolère. Mais elle, rien à faire, si elle
m’aperçoit, elle appelle la police.
». Les membres du personnel, pour la plupart, ont quant à eux accepté Sophie, et certains viennent même la prévenir lorsqu’ils apprennent que la gérante a appelé la police. Même situation avec un agent de quartier qui s’est pris d’affection pour elle. En principe, il devrait lui interdire d’être là, mais il ferme discrètement les yeux et la prévient lorsqu’il sait que des collègues moins compréhensifs risquent de débarquer.

Les clients ? Ça dépend. « Ce sont souvent les mêmes qui donnent, et pas nécessairement ceux qui en ont le plus les moyens, au contraire », explique Sophie. Bruno ajoute : « Il y a aussi des gens qui peuvent vraiment être blessants ». Elle précise : « Même sans parole… Ils te dévisagent de haut en bas, comme si tu étais plus bas que terre. D’autres m’insultent, gratuitement, me disent d’aller travailler, que c’est honteux de mendier comme ça, que c’est pour de la drogue…Pourtant, je fais la manche, c’est vrai, mais je ne vais pas directement demander aux gens de donner, je n’oblige personne. » Tout de même, dans l’ensemble, Sophie trouve les gens plutôts compréhensifs et généreux. Certains lui font des courses et les lui déposent en sortant du magasin. D’autres lui donnent des chèques-repas. Un couple de retraités handicapés, clients du magasin eux aussi, ont été touchés par la situation de Sophie et de Bruno, et ont mis à leur disposition une petite chambre au-dessus de chez eux dont ils n’avaient pas vraiment d’usage. Ils ont même glané du mobilier ici et là pour qu’ils aient un minimum de confort. Bruno explique : « Ils nous ont même trouvé une petite TV. Et on a ce qu’il faut pour pouvoir cuisiner ».

Etrangement, les gens, même ceux qui donnent, ne posent jamais de questions à Sophie sur sa vie, sur son passé… Volonté de respect et de discrétion ? Ou indifférence confortable? En tout cas, Sophie, elle, préfère. Elle ajoute : « Ce qui est étonnant, c’est l’attitude des jeunes immigrés du quartier. Je pensais qu’ils allaient se moquer ou même m’embêter. Et au contraire, ils donnent ! Pas tous, mais beaucoup d’entre eux. » Les communautés arabo-musulmanes et africaines, fortement ancrées dans le quartier et devant généralement vivre avec de très petits revenus, ont également surpris et touché Sophie par leur générosité.

Les bons jours, Sophie se fait entre 14 et 15 euros. Sinon, c’est souvent 10 ou 12 euros. Il y a aussi les journées catastrophe, où il y a à peine 4 ou 5 euros. Ça dépend aussi du temps qu’elle passe à faire la manche. En été, elle essaye d’y aller un peu le matin, et un peu l’après-midi. Mais en hiver, c’est plus difficile de rester dehors sans bouger plusieurs heures. « Parfois, j’en ai marre après deux heures, alors je rentre, tant pis pour la thune ». Le dimanche, comme le supermarché est fermé, elle va à l’Eglise du Laveu, là où elle a fait la manche la première fois.

Et demain?

« Maintenant, l’objectif, c’est de retrouver nos droits. » conclut Bruno. « On pense parfois à refaire un enfant, recommencer une nouvelle vie, mais pour ça il faut un toit et de quoi nourrir chacun. Moi, j’avais droit au chômage jusqu’à ce que je me retrouve sans domicile. Et comme j’ai potentiellement droit au chômage, je n’ai pas droit au RIS de rue. Sophie, elle, pourrait aussi bénéficier d’un revenu d’insertion normal du CPAS, à condition de trouver un logement. Le CPAS donne une prime d’emménagement et règle la caution à condition de ne pas dépasser 350 euros de loyer.» Encore faut-il trouver un appartement décent et, surtout, un propriétaire qui accepte les SDF. C’est pourtant la clé de voûte d’une autre vie possible. Car sans logement, pas de droits, et sans droit, pas d’argent !

« Le jour où on aura retrouvé nos droits, la manche, ce sera fini ! » affirme Sophie.

Si dans ses yeux, il est difficile de faire la part des choses entre espoir et incertitude, une chose est sûre, malgré tout : la résignation ne l’a pas encore vaincue.

Aucun commentaire jusqu'à présent.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Archives

Catégories

Auteurs