L’individualisation des droits sociaux

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Législation sociale, amour et fantaisie.

Roseline a dans les 25 ans et vit quelque part en Wallonie. Après ses études de socio, elle a passé son stage d’attente, domiciliée chez ses parents. Au début de sa carrière de chômeuse complète indemnisée, elle prend un petit appart’ et devient « isolée ». Elle a vivoté avec des budgets improbables construits autour des 650 € et quelques euros de ses alloc’ et de quelques jobs plus ou moins loufoques. Au bout de 15 mois de cette existence d’électron libre de l’économie informelle, elle découvre les inconvénients administratifs de sa « profession » : convocation à l’ONEM pour une petite séance d’activation. Au bout d’un processus assez rapide, elle choisit un compromis qui la satisfait et signe un CDD d’un an à mi-temps avec une ONG qui fait dans les relations nord-sud.

Vers la fin de son contrat, dans un festival de musique où elle tient le stand « taboulé équitable » de son assoc’, elle rencontre un fringant gaillard de plus ou moins son âge qui bosse comme bénévole. Enrico (c’est son nom) a fait l’Aca’, est un peu peintre, passe quelques disques et organise quelques soirées. Il se débrouille entre le chômage et quelques prestations (touchées sous le régime des petites indemnités – RPI). C’est l’été, il fait chaud et tout peut aller très vite: au bout d’un mois, les deux amoureux vivent pratiquement ensemble. Et le problème du nid douillet commence à se faire sentir : le deux pièces-salle de bain de Roseline surclasse le studio mansardé d’Enrico mais reste très juste-au-corps. Une décision s’impose : prendre un grand appart’ commun. Sauf qu’il ne faut pas confondre droits sociaux et arithmétique : dans un premier temps, Enrico verra ses alloc’ réduites à un peu moins de 350 € et quand Roseline finira son contrat, ils percevront chacun un peu plus que 350 €. L’existence à deux dans une ville wallonne est-elle possible avec 700 €? (d’où l’expression : « vivre d’amour et d’eau fraîche »).

Il y a fort à parier que Roseline et Enrico, qui ne sont pourtant pas plus combinards que ça, choisiront de se glisser entre les mailles du filet pour imaginer un dispositif administratif (sur)vivable. En clair, ils loueront une maison à plusieurs étage qu’ils partageront, avec un peu d’astuces, en deux domiciles légaux distincts et resteront isolés.

Consensus ambigu

Cette tranche biographique n’a sans doute aucun intérêt représentatif. L’histoire de Roseline et Enrico n’est guère plus qu’un cas possible . Une histoire qui ne pourrait servir d’intro’ à aucun débat sans qu’il ne finisse en dialogue de sourds entre partisans du salaire garanti (néo-cocos) et défenseurs de l’intégration sociale par l’emploi (travaillistes hardcore). À moins qu’il ne serve de prétexte à une tirade sur la fainéantise et l’assistanat, cancer du lien social (réformateur-libéral). Pourtant, nombre des personnes qui se friteraient autour de cette table de discussion-là pourraient se déclarer favorables à une « individualisation des droits sociaux ». Miracle du consensus ou ambiguïté source de problèmes?

Derrière une même revendication politique se cachent des discours et des croyances politiques très distinctes, parfois incompatibles. Un bref retour aux sources offre une vue imprenable sur le genre de confusion qui peut en résulter. Ainsi, si le mouvement féministe fut parmi les premiers à parler d’individualisation des droits sociaux, il porte cette revendication à travers la multiplicité qui le caractérise (comme de nombreux autres mouvements sociaux). On peut lire dans un document des Femmes Prévoyantes Socialistes (FPS pour les intimes) [1] une présentation de quelques pistes pour en finir avec cette organisation famillialiste de la sécu, marque indélébile de paternalisme. Des propositions qui irriteraient pourtant d’autres courants du même mouvement, porteurs de cette même revendication – mais bien différemment.

Les FPS dénoncent un système qui repose sur une fausse dépendance des « personnes à charge » par rapport au «
chef de famille » – et la vétusté ridicule de ces deux statuts. Dans les faits, les premiers ne sont pas à la charge des seconds mais de la collectivité. Les FPS dénoncent, également, une conception de la sécu qui dévalorise le travail des femmes en les encou-rageant financièrement à rester au foyer – les droits dérivés offrent gratuitement ce que d’autres doivent payer par leurs cotisations, et le statut de cohabitant ampute une partie des alloc’ des travailleuses qui se voient contraintes de passer par la case chômage. Et les FPS proposent d’en finir avec tout ça par l’application d’une équation simple : un cotisant = un droit/ un droit = une cotisante. En pratique : plus de droit sans cotisation, si un des individus du couple décide de rester en dehors du marché du travail, des cotisations supplémentaires devront être versées pour qu’il puisse bénéficier de la sécu (pour ce qui est des enfants, évidemment, c’est toujours offert en cadeau). Ici l’individualisation est stricte et se base sur la cotisation (qui se conçoit comme émanant d’un travail salarié).

Si l’ensemble du mouvement féministe s’accordera sur la nécessité de sortir d’un système d’assurance sociale qui continue de percevoir la famille (au sens large) comme l’unité de mesure des besoins et de la répartition des droits, on peut, en revanche, fortement douter que des groupes féministes impliqués dans des collectifs de précaires (par exemple) pensent que cette sortie-là doive s’effectuer dans le sens préconisé par leurs aînées des FPS. En clair, il y a de fortes chances pour que Roseline pense que son problème n’est que celui du droit au travail en tant que femme, indépendamment des autres enjeux qu’impliquent les mutations du travail et de la production. Et qu’elle opte pour une position, plus radicale que celle des FPS, et préconise une logique d’individualisation universaliste (chaque individu a droit à la sécu et à des alloc’, indépendamment de sa situation familiale et sans obligation de cotisation) plutôt que contributive.

À qui profite la confusion?

Concernant la question de l’individualisation des droits sociaux, la confusion n’est certainement pas l’apanage des féministes – dont il n’a été question ici qu’à titre d’exemple historique et significatif. Une confusion qui peut se révéler politiquement bien utile. Aux lendemains des élections de 2003 déjà, les partis socialistes pouvaient affirmer qu’ils avaient réussi à obtenir dans l’accord gouvernemental la garantie d’une révision progressive du célèbre article 80 – selon lequel des chômeurs cohabitants de longue durée voyaient leur situation contrôlée de plus près au bout d’une certaine période. Et à la surprise générale, parole fut tenue : désormais, c’est tous les chômeurs qui virent leur disponibilité vérifiée au bout d’un certain laps de temps. Effectivement, le statut distinct de cohabitant, du point de vue du contrôle de l’ONEM a disparu…

Quatre ans après, de nouveaux accords gouvernementaux se négocient, et la situation a peu évolué : en matière de chômage, de CPAS ou de pension, on continue de traiter les individus en fonction de leur situation familiale et de rendre, dans bien des cas, la «combine» comme seule solution tangible pour éviter la banqueroute. Au niveau des promesses, mise à part cette bonne blague socialiste de la suppression de l’article 80 – qui ne sera rien d’autre que la dernière étape, avec la suppression du pointage, de la mutation complète de la logique de contrôle des chômeurs – le PS s’est présenté aux précédentes élections en parlant peu du sujet. Les partis d’opposition, le CDH et Écolo se sont maintes fois déclarés favorables à une suppression pure et simple du statut de cohabitant – cette mesure figure dans leur programme électoral.

Tant chez les humanistes-démocrates que chez les Verts, cette mesure n’est jamais envisagée abstraitement. Elle n’est nullement insérée dans une réflexion globale : le système de sécurité sociale continue d’être envisagé, par défaut, autour d’un individu pensé comme travailleur(euse) essentiellement salarié-e.
Il n’y a pas de doute à avoir: l’emploi est la voie unique d’intégration sociale – et seul celui qui veut s’intégrer a des droits… Aucune adaptation du système de répartition des revenus à la nouvelle organisation de la production (post-fordisme) ne semble utile ou envisageable.

Il y a fort à parier que si dans les prochaines semaines, mois ou années, une individualisation du système de sécu était annoncée avec le fracas qu’on imagine, Enrico, Roseline et bien d’autres auraient tort d’interpréter cette nouvelle comme l’extension des droits qu’ils désirent et réclament. Ils auraient plutôt de sérieux soucis à se faire : ces nouveaux droits-là impliqueront sans doute des devoirs qu’ils pourraient trouver asphyxiants. Le CDH propose notamment d’instaurer du «coaching social»…

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