Les sourds sur le devant de la scène

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Pourquoi ce projet ?

Je travaille depuis une douzaine d’années le théâtre-action avec divers groupes stigmatisés : des SDF, des jeunes soi-disant en situation difficile, des bénéficiaires du CPAS, des délinquants… La scène permet de porter leur parole, de mettre en lumière des problématiques qu’on préfère souvent occulter.

Après avoir monté un atelier-théâtre amateur avec des Sourds (1) qui maîtrisaient mal la langue des signes et l’écriture, j’ai eu envie de continuer à travailler avec cette communauté mais dans un projet professionnel. Je me suis donc entouré de Sourds maîtrisant la langue des signes et ayant un solide bagage artistique. Je ne voulais pas d’interprète. La langue des signes, le mime ou l’écriture devaient être employés prioritairement lors du travail à table et sur plateau. Je voulais que les problèmes de communication soient partagés et tenter de me faire comprendre avec mes moyens comme les Sourds le font constamment au quotidien avec des entendants.
Cette communauté m’a beaucoup touché, je m’y retrouve. J’ai aussi, étant métis, connu le déni et me suis senti étranger dans un lieu. Un Sourd entouré d’entendants qui ne signent pas va probablement se demander si on parle de lui, il se sentira mal à l’aise. Par ailleurs, cette étiquette de «différent» colle toujours à leur peau. Quand tu es avec un Sourd avec qui tu signes, à première vue, les entendants vont se demander lequel des deux est Sourd, lequel est l’handicapé. Tu dois t’habituer.

En quoi ton travail relève-t-il de l’éducation permanente ?

J’ai développé une méthode personnelle en théâtre-action. J’ai toujours mélangé au moins deux groupes sociaux, les plus éloignés si possible : les jeunes en di-fficulté avec les éducateurs de rue, les assistants sociaux, des criminologues,… Ce projet-ci rassemble entendants et Sourds. C’est le premier pas vers la communication et la (re)connaissance de l’autre. Je me penche sur des situations concrètes insatisfaisantes pour en faire ressortir le bon, jouer sur leur théâtralité. Le théâtre c’est retrouver le plaisir du jeu de l’enfance. C’est un travail sur soi qui est réalisé, le théâtre sert à se « rebaser », c’est-à-dire retrouver ses bases, c’est le miroir d’une facette de sa personnalité que l’on ignore parfois.

La finalité de ce travail n’est pas la présentation du spectacle sur une scène mais le message véhiculé. La technique doit servir le projet. Il s’agit d’un tout. J’ai travaillé conjointement avec Marie Zegers de Beyl pour la mise en scène d’« Autopsie d’une bouteille ou des signes pour le dire ». Son expérience professionnelle en théâtre et en langue des signes était essentielle. La co-mise en scène a nourri un réel échange et une profonde réflexion sur la créativité théâtrale. Marie s’est aussi voulue très vigilante sur la visibilité de l’œuvre, par exemple: les mouvements signés sont-ils assez amples pour être saisis, ont-ils un rythme vivant, l’angle de vue sur la scène permet-il que tout le monde les voie? De plus, c’est elle qui a entièrement traduit le texte original en langue des signes. Enfin, elle a aidé à sa mémorisation, ce qui n’est pas une mince affaire puisque les répliques en langue des signes n’étaient pas écrites mais filmées.

Pourquoi présenter un projet « en langue des signes et en français partiel » ?

La langue des signes est une langue reconnue en Communauté française, ce qui est largement ignoré des entendants. C’est en effet une langue à part entière: elle est portée par un groupe de personnes et véhicule une culture particulière. On peut tout exprimer, il ne s’agit ni de pantomime ni d’un ersatz, elle est créative et en constante évolution. Mon travail théâtral s’inscrit beaucoup dans le travail du non-verbal et du positionnement dans l’espace. C’est pourquoi la langue des signes qui est tridimensionnelle y est particulièrement adaptée. De nombreux théâtreux s’en sont d’ailleurs inspirés.

Pour cette pièce, nous avons travaillé en pensant à un public d’entendants et de
Sourds avec la volonté de mettre la langue des signes à l’honneur. Sans être contre les entendants, il s’agissait plutôt de les mettre dans la position d’un Sourd, la langue des signes étant sans traduction. Bien que les spectateurs ne maîtrisant pas la langue des signes peuvent comprendre l’histoire et ressentir des émotions, ils sont mal à l’aise. D’une part, car ils se retrouvent minoritaires dans un groupe, et d’autre part, car ils sont habitués à tout saisir dans le détail. Le Sourd possède une autre approche de la communication, il fonctionne avec une vision plus globale. Bien qu’il existe autant de langues des signes dans le monde que de régions (par exemple, la langue des signes en Belgique est différente selon qu’on est néerlandophone ou francophone), les Sourds se comprennent dans le monde entier puisque les bases sont communes. Dès lors les Sourds disent : « Un Sourd est un étranger chez lui mais est partout chez lui à l’étranger », car il parviendra toujours à communiquer.

Pourquoi vouloir mettre cette communauté sur le devant de la scène ?

En Belgique, il n’y a pas un seul lieu de théâtre pour les Sourds contrairement au reste de l’Europe qui organise même des festivals. La seule compagnie existante, Imagerie, est sous l’égide du Bataclan, association pour handicapés! Les Sourds sont recherchés dans certains boulots où le bruit étant trop fort, la langue des signes acquiert une efficacité rentable. Ils continuent pourtant à être moins payés car considérés comme handicapés!
Cette humanité leur a souvent été déniée, notamment par les nazis qui les mettaient dans des camps d’extermination, mais aussi par l’école française qui a tenté de les intégrer à tout prix, allant jusqu’à lier les mains des enfants Sourds pour qu’ils ne signent pas, même dans la cour de récré. L’école, c’est l’oralité ou l’écrit, rien d’autre. Aujourd’hui encore, c’est difficile. Je trouve intolérable qu’en Belgique un enfant Sourd ne puisse bénéficier d’une scolarité normale mais paradoxalement, les enseignants de la langue des signes sont tous entendants. Les Sourds sont obligés de vivre en autarcie. Contrairement à la France, il n’y a pas d’affichage en langue des signes dans les lieux publics. De plus en plus, les Sourds doivent apprendre à parler, à vocaliser. Cela signifie aller chez la logopède une fois par semaine durant des années, c’est très lourd. Sans parler de l’implant cochléaire (1) qui devient systématique, on fait croire aux parents que leur enfant va entendre, ce qui n’est pas toujours le cas, or c’est une opération très importante pour un jeune enfant. On est donc bien loin de l’égalité. Or pour moi l’art est un outil pour dénouer les problèmes sociaux et informer. La catharsis du théâtre sert à interpeller le public pour éveiller son empathie. Il ne s’agit pas ici simplement d’une rencontre, mais de communication, de réels échanges, ce que les Antiques appelaient « des rapports sociaux passionnants entre des inconnus ». En mêlant le thème du vécu quotidien de la surdité et de l’alcoolisme, on évoque la reconnaissance en général. Ce qui est différent dérange: le Sourd comme l’alcoolique. Pourtant nous partageons un même monde et nous avons tous les mêmes droits. Il faut cesser de penser pour les minorités. Le Sourd n’a pas à revendiquer sa place, il est parmi nous, c’est à nous de lui tendre la main, par simple humanité, sans rien attendre en retour.

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