Errant errant et Rantanplan

Download PDF

« Si on s’arrête juste au nom, Tarek Essaker pourrait se traduire littéralement par « l’ivrogne qui frappe aux portes. Je viens d’une région de nomades du Sud-Ouest de la Tunisie. Je suis arrivé en Belgique quand j’avais vingt ans, pour faire des études supérieures, forcé aussi de quitter la Tunisie. J’ai dû m’exiler parce que j’étais activiste, marxiste.

La région d’où je viens est importante pour faire le lien avec l’écriture et ma manière de voir le monde. Cette région, Gafsa, fait la part belle à la vie, à la fois visible et invisible. Invisible parce qu’elle est l’oubliée de l’histoire. D’abord c’est une région de nomades très violente de par son environnement, et rude, aussi, de par sa structure sociale. C’est une région de mineurs, de pauvres et de laissés-pour-compte, d’où surgissent, de tout temps, les rébellions et les révoltes. Elle a survécu à des répressions terribles. Dans l’imaginaire collectif, elle demeure la région des bannis, des exilés, des révoltés. Elle était d’abord peuplée de Berbères, de païens, de Juifs. Gafsa a résisté très fort à l’arrivée des Arabes aux XIVè-XVème siècles, puis aux colons français, ensuite au pouvoir de Bourguiba. J’ai fait mes études là-bas, des études secondaires scientifiques pour plaire à mon père, alors que j’étais un littéraire.

Mon père était quelqu’un de vénéré, c’était un intellectuel, enseignant, directeur d’école primaire et historien. Ma mère ne travaillait pas. Je suis parti à Paris après le bac et j’ai fait un an de philosophie. Mais c’était l’époque de la loi Stoléru et il n’y avait pas moyen d’avoir de carte de séjour. En septembre 1978, je suis donc venu en Belgique où on donnait le séjour plus facilement aux étudiants. Ce que je voulais, c’était faire quatre ou cinq ans d’université puis repartir en Tunisie parce que je considérais que ma présence là-bas était plus utile et importante. Je faisais partie d’une formation politique clandestine et il fallait participer aux différentes luttes, quitte à être emprisonné ou à en mourir. Avant mes dix-neuf ans, j’avais déjà eu des ennuis avec les autorités tunisiennes. On était nombreux dans cette mouvance, il y avait les marxistes, les marxistes-léninistes, les maoïstes… C’était aussi le début des intégristes musulmans, les Frères musulmans, contre lesquels on militait. On avait des cours de philosophie, des débats, des discussions, on militait pour la liberté d’expression et d’opinion, pour la libération des prisonniers politiques, pour la liberté des femmes…

Donc, déjà dans ma ville natale, j’étais dans une situation de minorité totale, d’exil intérieur vis-à-vis des piliers des cultures dominantes. Mon père était un homme qui buvait sa bouteille de vin tous les jours; à la maison c’était le modèle occidental. Une des passions que mon père m’a léguées est l’amour de la lecture et de l’écriture. Il faisait partie de la première génération de ce modèle occidentalisé, c’est la génération Bourguiba, ceux qui ont participé à « l’indépendance ». Mon père était un nationaliste, non panarabe mais plutôt ouvert sur l’Occident, sur cette culture des colons qui le fascinait, organisée, précise, qui ordonne la vie, la manière de travailler et de penser. Ce que j’appelle moi la « culture du dominant ». Cette tendance commençait à être une identité, et cela a fait que je me sente déjà exilé à l’intérieur du pays, au sein d’une ou des cultures auxquelles je ne m’identifiais pas. Ma génération s’est révoltée contre le nationalisme arabe d’un côté, et aussi contre les diktats de toute idée installée par un pouvoir quelconque qui voulait qu’on soit ou pro-occidental, ou pro-arabe. Nous étions à la recherche d’une identité propre, aspirions à quelque chose de nouveau, d’inconnu qui nous prolonge et ouvre sur le monde. On ne se reconnaissait ni dans l’identité arabe qui était pour nous réductrice, ni dans l’identité occidentale qui était pour nous impérialiste, colonisatrice, paternaliste, méprisante, favorable à l’exploitation de l’homme
par l’homme, etc. Nous voulions formuler une autre présence au monde, un autre désir, en-dehors du colonisateur et en dehors de l’image du colonisé dominé et modernisé. Et surtout être ailleurs que dans une réponse nationaliste à cette situation…

Quelque part, cette approche était liée à une pensée citadine et de la classe moyenne. Je me considère malgré tout comme quelqu’un de privilégié qui a eu les moyens de lire, d’écrire, qui a eu accès à la culture. Déjà à quinze ans, j’étais militant, cinéaste amateur, j’écrivais de petites nouvelles… J’ai eu une formation bilingue, où le français primait sur l’arabe, mais avec une structure mentale et une culture arabes. Et cette culture arabe se traduit par la remise en question de tout, une tendance à me débarrasser de ce qui me paraît stupide dans les cultures dominantes.
On m’a parfois demandé si l’attitude libertaire proprement occidentale avait son pendant dans la culture arabe, et notamment si les poètes de la Jahilia s’inscrivent dans une telle attitude. Je pense qu’ils en étaient les précurseurs, les empêcheurs de tourner en rond. On peut leur reprocher certaines choses, mais ils étaient les précurseurs de cet aspect fondamental et des fondements mêmes de la liberté, c’est-à-dire de cette rébellion, de ce combat, de cette résistance à tout ce qui est dominant, peu importe la culture. Tout en étant dans cette culture, tout en se battant contre tout ce qui est obscurantiste, intégriste, installé, figé…ils ont fait voler en éclat tant de vérités …Ils se posaient des questions sur un devenir, ils ne résistaient pas contre un devenir dicté.

Et là on aborde quelque chose de très important, qui est la question des minorités. Ce qui m’impressionne, ce sont les minorités qui demeurent en devenir. Leur problème n’est pas de devenir majorité, mais le devenir minoritaire, en mouvement par rapport à l’histoire, à ce qui se passe, à la réalisation de ce qui émane de soi et aux portes de la vie soudaine et inattendue, en devenir. De tout temps, il y a des luttes, des idées novatrices, des pensées qui tentent ou qui donnent à voir et à réfléchir, qui innovent ou ont innové à la marge, en clandestinité, à contre courant.

On me demande aussi parfois si j’ai essayé de m’intégrer. Pas du tout. J’ai essayé de survivre, c’est tout. étant de culture marxiste, je n’avais pas d’illusion sur ce qu’étaient l’Europe et l’Occident. La seule chose que je ne mesurais pas vraiment c’était ce qu’était le racisme, la peur de l’autre. Ça, je l’ai vécu ici. Mais je n’avais pas d’illusion. Je savais que j’étais un étranger de passage.

Je pense que si j’étais resté là-bas, je serais disparu, ou mort, ou en prison. Je serais en tout cas toujours réfractaire à tout diktat. Par contre je ne sais pas si j’aurais écrit la même chose. Face au déni et à l’oubli, face au dénigrement et au préjugé, il fallait se battre et être dans cette écriture du combat. Combat pas seulement contre le déni, mais pour faire éclater les vérités, faire éclater tout ce qui est installé, figé, faire éclater les a priori, juste pour dire qu’il y a d’autres manières de voir le monde et d’autres compréhensions de celui-ci. Pour ce faire, toucher aux autres, au non-dit et à l’interdit de part et d’autre des rives et des territoires devient à son tour une exigence sans fin dans un désir d’être au monde.

Pour compléter, là où pour moi c’est devenu un combat, c’est que je viens des périphéries, de loin, et même des périphéries des périphéries. Et face à cette culture du centre et de la domination qui a décidé qu’elle est le centre du monde et que le monde est tel, cette pensée m’exaspérait. L’idée de l’écriture que j’avais déjà en Tunisie en tant que cinéaste amateur et en tant que militant, était de prendre la plume pour répondre à cette idée égocentrique, colonialiste, de diktat et de répression, à cette idée du centre qui veut nous faire croire qu’elle est universelle, qu’elle maîtrise tout, qu’elle est la connaissance et le savoir, qui parle à notre place et qui exige de nous
de se taire et de suivre. Cette idée paternaliste du monde existe même chez des intellectuels de gauche, libertaires, anarchistes, pleins de sagesse et de désordre, Je pose la question : « Attention, que signifie « chez soi » ? Comment faire tissu véritable dans l’ossature du monde ? Les découvertes, les rencontres, les lieux ouverts et les relais de ces mêmes lieux doivent être constamment détournés de l’irréductible travail de l’imaginaire, de la mémoire et du déjà construit et perçu. Qu’est-ce que la culture ? ». C’est de là que vient mon refus.

Certains affirment que l’intégrisme pourrait être une réponse à cette idéologie dominante, mais c’est pernicieux, parce qu’aujourd’hui, on aboutit à un Occident qui reste dans son orgueil et dans son arrogance à être un bloc ne cherchant qu’à opprimer et à définir les choses selon ses préjugés, sa volonté et ses désirs, avec en face un ennemi dont il a besoin. Sans oublier que cet ennemi, aussi, a besoin de cet Occident pour justifier sa manière d’être intégriste et de le combattre. Ce que je refuse. Ma crainte la plus fondamentale est pour ceux qui ne sont intégristes ni d’un côté ni de l’autre. Qui sont en vouloir, en existence et en rupture avec cet état de chose. Qui sont en résonance dans un monde jamais clos et fermé, ouvert au divers.

Ce que l’Occident a pu amener à un moment comme questionnement sur la modernité, cette liberté de pouvoir choisir, n’existe plus aujourd’hui. On ne peut même plus se poser de questions sur notre devenir. Soit tu es avec nous, soit tu es notre ennemi. On ne peut plus se poser de questions sur le devenir du monde. Il est comme notre volonté en a décidé. Plus aucune liberté n’est conçue hors de ce champ. Toute pensée est congédiée si elle autorise autre chose.

Les intégrismes quels qu’ils soient ont besoin l’un de l’autre. Si l’un disparaît, l’autre est foutu puisqu’il n’a plus d’ennemi. Et là est ma crainte, que les gens qui sont en dehors de ça ne deviennent des parias, les bâtards d’une situation où ils ne se voient ni avec l’un, ni avec l’autre.

Si je devais rapprocher ma démarche littéraire d’un courant occidental, je dirais que ce sont peut-être les surréalistes qui m’ont le plus donné à voir, à réfléchir, à étonner dans le divers, dans la liberté d’imaginer. Faire et défaire sans sacré ni a priori. Permettre aux choses de mûrir autrement. Une sorte d’illumination de l’ordre de l’incernable au goût complexe. Ce qui m’interpelle encore plus, ce sont des poètes comme Edmond Jabès, Sadek Hedayat, l’Iranien mort en exil à Paris, Alvaro Mutis, Artaud, Darwich. Je les appelle les bâtards et les errants de l’écriture, qui n’avaient ni nationalité, ni territoire et qui n’en ont jamais réclamé. Ils n’étaient et ne sont que de passage. Parmi eux des non-croyants. J‘ai un respect fondamental pour les croyants, mais je suis un athée. Je ne cherche pas à installer une vérité. Je ne cherche qu’à pousser la question encore plus loin, surtout par rapport à soi, au sein des humanités possibles.

On me demande : pourquoi écrire ? A chaque fois, il faut pousser plus loin encore les limites de ce mystère. Je dirai que c’est parce que je n’ai pu acquérir ma présence au monde qu’avec cette parole, en éclat, éparse, même si elle était interdite. Je viens aussi d’une culture de l’oralité, qui pousse à faire un saut dans le vide sans filet, où la parole est énigme, où on va tambour battant, en sachant que peu importe vers où on va, ce qui est important, c’est sur quoi on réfléchit. Comment pouvons-nous aujourd’hui être utile l’un à l’autre, aller vers l’autre, toucher à l’autre, dans le partage ? Les cultures qui ont oublié cette démarche, qui ont installé des enclos hermétiques, ne m’intéressent pas. Ce qui m’intéresse, c’est cette idée, cette démarche d’être avec le monde, dans le monde, pour le monde. Maintenant, face à tout être venu d’ailleurs, qui se réclame d’une étrangeté quelconque, la peur sonne le glas, on le renvoie au silence et au déni, on le condamne, et on est même inquisiteur. Et ça, je l’
ai subi. Mon combat est là, pas en tant que personne, mais en tant que minorité avec les minorités.

D’ailleurs l’histoire d’Aghar vient de là. C’est une femme qui a subi l’humiliation, le rejet, l’inquisition, l’exil, alors qu’elle n’avait même pas le droit à la parole. Question divine, désir divin d’Abraham, notre père à tous paraît-il selon l’interprétation subjective de certains textes. Nous avons à prendre possession de toutes les mythologies, de toutes les histoires humaines, de toute l’histoire de l’humanité, pour y réfléchir et en discuter sans la sacraliser. On peut dire qu’il y a encore des littératures, des dits ou des pensées à découvrir, qui seraient le résultat d’une démarche dont aucun dogme n’a été, n’est et ne sera maître. Personne n’est maître de quoi que ce soit. C’est d’ailleurs une belle leçon que nous donnent les écrivains des Caraïbes, ils nous ramènent à la question de l’identité et aux réflexions qu’elle exige, la pensée et le rapport dominant-dominé, la culture du centre et des périphéries. La remise en question de tout. Ce qu’on voit chez pas mal d’Occidentaux, et c’est malheureux, c’est une sorte de compassion et paternalisme ou alors, de peur vis-à-vis des peuples dominés et de leurs histoires, qui sont aujourd’hui à la mode, pour se dédouaner de la traite, de l’esclavagisme, du colonialisme et de l’histoire d’une modernité fondée sur la domination et le meurtre de l’autre. Certains n’arrivent pas à se départir de leurs préjugés colonialistes et de cette idée du centre. Par rapport à mon écriture, je ne demande aucune reconnaissance. Je suis celui qui a vécu cela et qui ne peut s’exprimer que comme ça, tout est mis en jeu, en relation vivante dans l’entrain de tracer, de prendre forme, c’est tout. A la limite, je préfère être entre les lignes, sur les lignes de bordure, tirer sur les rives, survivre aux rives, faire lien avec. A la limite, je préfère rester à la marge. »

Publications

Des grilles parfumées de passé, poésie, c.a., Liège, 1989, (épuisé).

Le suicide du poisson, poésie, Tétras Lyre, Soumagne, 1991, (épuisé).

Et le verbe dans tes mains, poésie, Tétras Lyre, Soumagne, 1992.

La prairie des inquiétudes, poésie, L’Harmattan, Paris, 1995.

Ô Gamra, drame-poème, Éditions Caractères, Paris, 1997, (en réimpression)

Les Cheminants, poème, vient de paraître, H-B Éditions, Coll. Antiopées,

Fortcalquier, mars 06, 176 p.

Aucun commentaire jusqu'à présent.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Archives

Catégories

Auteurs