Démocratie représentative: la majorité silencieuse au pouvoir

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2005 – Les Hutois et la démocratie participative

Le pouvoir communal socialiste projette depuis plusieurs années de construire un immeuble en lieu et place d’un petit parc de 58 ares appelé «les Recollets». Une bande de riverains organisée (en asbl) s’oppose depuis toujours au projet. En janvier, ils réunissent 3557 signatures au bas d’une pétition et obligent légalement la Ville de Huy à organiser une grande consultation po-pulaire. Espace vert ou projet immobilier : la question sera-t-elle soluble dans la démocratie participative?
Le 10 avril 2005, 16.153 électeurs potentiels sont appelés à venir trancher le débat – mais attention, il ne faut pas confondre : ce vote-là n’est pas obligatoire, comme le précise fort bien la convocation. Sur les 4424 personnes venues voter, 95,45% refusent le projet de construction d’un immeuble… Restent 72,62% d’abstentions. Anne-Marie Lizin, bourgmestre, championne internationale des droits de l’homme, de la femme et de l’enfant est douée d’une rare capacité auditive qui lui permet d’être à l’écoute de la grande majorité silencieuse de ses administrés, qui n’ont pas fait le déplacement. Et si 11.729 Hutois n’ont pas fait le déplacement, c’est parce qu’ils sont favorables au projet communal. Que les pelleteuses avancent !
(A la fin, temporaire, de l’histoire, le ministre André Antoine cassera le permis de bâtir mais seulement pour vice de forme.)

19 mai 68 – Contrer les minorités agissantes

En France, la République ne veut pas céder au chaos. À l’Assemblée nationale, Valery Giscard d’Estaing prend la parole (on imagine l’ambiance « Fort Alamo ») : «Dans la grave circonstance nationale que traverse notre pays, je tiens simplement à exprimer le point de vue que je sais être celui du plus grand nombre des étudiants, des travailleurs, mais aussi des Français et des Françaises tout court. […] Jusqu’ici, le plus grand nombre des Français épris d’ordre, de liberté et de progrès, et qui n’accepte pas l’arbitraire, ni l’anarchie est resté silencieux. S’il le faut, il doit être prêt à s’exprimer ». Face à la petite partie de la population qui joue la déstabilisation, la classe dirigeante mise et continuera à miser sur le peuple et sa puissance unificatrice – une série d’oppositions commence à creuser des sillons dans les cerveaux: silencieux vs braillards, réformistes vs révolutionnaires, sages vs responsables, unité vs division, ..

Le 3 novembre 1969, Richard Nixon s’adresse aux Américains en direct télé. L’heure est grave : une minorité de hippies, de pacifistes et de drogués (et parfois les trois en même temps) mettent à mal l’unité américaine, le président a besoin que la (grande) majorité silencieuse, qui soutient la politique vietna-mienne, fasse entendre sa voix. Naissance d’une technique de gouvernement à l’âge des mouvements sociaux (de type minoritaire) : la majorité silencieuse n’a pas été inventée par un sociologue, un politologue ou un journaliste, elle est directement créée par le pouvoir démocratique dans un contexte de crise précis et pour lutter contre des minorités agissantes (qui l’ébranlent).

1677 – Peuple vs Multitudes

A l’aube de la modernité politique, la controverse théorique fait rage. D’un côté, les défenseurs du « peuple » qui le voient comme « une sorte d’unité qui a une volonté unique » (Hobbes), soudée à l’État qui mono-polise l’action politique. De l’autre, les partisans de la «multitude» définie comme une pluralité, un nombre, qui persiste sur la scène politique sans jamais chercher à atteindre l’unité – Spinoza estime qu’elle est la clé de voûte des libertés civiles et de la vie en commun. Le camp du « peuple » dénonce les pratiques de la multitude qui remettent en question la prédominance politique de l’État et mine l’unité populaire – ce qui pousserait la société civile vers la guerre civile généra-lisée. À la fin, le « peuple » l’emportera…

Aujourd’hui, la puissance des vainqueurs s’essouffle. Usure du potentiel créatif des concepts (citoyenneté), panne
des institutions (démocratie représentative), stérilité des clivages traditionnels (privé/public, gauche/droite) : la pensée politique n’a pas toujours la grande forme. Dans « Grammaire de la multitude », Paolo Virno propose d’aller rechercher un peu de vita-lité du côté du concept vaincu. Et il se demande comment les « multitudes » (au XXIe siècle, le pluriel est de mise) ont, en pratique, réussi à survivre sous le règne du « peuple »? On les retrouverait là où la politique n’est pas censée mettre son nez : « la multitude contemporaine n’est composée ni de «citoyens» ni de «producteurs»; elle occupe une région médiane entre «individuelle» et «collectif»; et pour elle la distinction entre «public» et «privé» ne convient en aucune façon ».

En cherchant à notre tour dans cette même direction, on pourrait retrouver les « multitudes » du côté de ces mouvements sociaux qui, à partir de la fin des années 60, se sont mis à construire les luttes politiques à partir de positions minoritaires. Et non pas pour conquérir le pouvoir politique, pour s’imposer à la majoritaire, mais pour défendre leur singularité et leur divergence en tant que telles – par exemple, les mouvements féministes, homosexuel, queer ou afro-américain. Nous pourrions aussi retrouver certaines traces dans des luttes menées par ces collectifs minoritaires mais actifs qui inventent une pratique en marge des institutions de la démocratie représentative (partis, partenaires sociaux, conseils consultatifs,…) pour intervenir sur des questions politiques – par exemple, les actions de résistance environnementalistes, le travail des collectifs de malades du SIDA comme Act-Up, la lutte des précaires sur la question du travail.

6 mai 2007 – Le silence fait loi

Il a fallu attendre un mois après les élections législatives pour que « Le Soir » publie à la une les chiffres de l’abs-tention. C’est qu’au Royaume de Belgique, voter est une obligation : la question du taux de participation n’a rien à faire dans une soirée électorale. Cette fois-ci, les chiffres seraient dignes de susciter un débat. Et une prise de conscience de la part des partis politiques qui «doivent rétablir la communication. Et s’ils ne le font pas par devoir, qu’ils considèrent au moins qu’il y a là, potentiellement pour ceux qui parviendraient à renouer le fil, un sacré réservoir à exploiter». 13,52% des votants ont voté blanc ou nul ou (pire encore) ont carrément séché – 688.719 absences injustifiées!

Avec un pareil score, vous avez devant vous la seconde force politique du pays, des multitudes de muets. À l’intérieur du journal, une foule de statistiques avant une tentative de commentaire : « Il ne paraît pas hardi de songer là à un problème d’intégration ». Un débat pareillement lancé, début juillet, ne devrait pas aller bien loin… Et réjouissons-nous : on a sans doute évité la pleine page vide sur la crise de la citoyenneté et la perte des repères idéologiques, plusieurs heures d’émissions radios sur « les jeunes et la politique », ou encore une soirée télé de débat sur le thème « l’intégration des po-pulations musulmanes dans nos sociétés démocratiques».

Un fort taux de participation aux élections est-il le signe de la solidité incontestable de la démocratie? En France, l’élection présidentielle qui a intronisé Sarko a mobilisé un nombre record de citoyens – au soir du second tour, une série de manif’ spontanées explosent dans tout le pays, cortèges de revendications qui scandalisent l’ensemble de la classe politique : « Sarko a peut-être été élu démocratiquement mais nous on s’en fout, on n’en veut pas », voilà le message! Dans un post sur Indymedia-Lille, on lit : « Si l’on veut refuser ces résultats, la seule solution est de refuser le jeu démocratique. Ces manifestations sont anti-démocratiques. Assumons-le haut et fort. Et créons des espaces d’échanges et de créations afin d’imaginer et de créer ce qui finira par remplacer ces démocraties ersatz de liberté ».

Au lendemain d’un prétendu triomphe de la citoyenneté, une « minorité d’irresponsables » remettrait tout
en cause : il ne s’agit plus de débattre démocratiquement (et puis de passer au vote), mais d’attaquer directement la légitimité du débat démocratique. Rien de bien grave puisqu’entre les deux tours, un Sarko clairvoyant avait fait chauffer le dispositif miracle et exhorté la majorité silencieuse à se mobiliser derrière lui… pour en finir avec tout ce laxisme et cette permissivité hérités de mai 68! Le vieux remède de grand-père (Pompidou, De Gaulle & Cie) guérira à nouveau la République en péril : les arrestations musclées pleuvent, les lourdes condamnations suivent. Et le silence règne.

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