Vingt francs

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Michel remonte la chaussée de Maubeuge, luisante, comme passée à la ponceuse puis aux petites eaux. Il a fourré les mains dans les poches de son pantalon bleu, et le col de sa veste est remonté. La pluie s’infiltre jusque dans son cou. Il a froid, il est fatigué. Le matin est cru, la lumière est grise comme en hiver, on n’est pourtant qu’en octobre, et toute chose a l’air de se terminer, ou de devoir être recommencée de zéro.

Il est dix heures, cependant la journée de Michel est en passe de se terminer : il travaille depuis le milieu de la nuit, dans une boulangerie de Frameries, ses yeux sont cernés d’une marque noirâtre qui s’est incrustée dans sa figure comme du charbon. Michel a dix-huit ans, le teint blanc, les cheveux noirs et les épaules lourdes. Il n’est pas un joli garçon, il paraît quinze années plus vieux que son âge, et marche avec une tristesse résignée qui lui vient de ce que, sans doute, la vie ne lui a rien promis, qu’un horizon d’anthracite. Il est né en 1934, il a vécu la guerre dans les robes de sa mère en deuil, il est éteint.
Il a quitté le tram au boulevard, et ses jambes le portent vers le coin de la rue Garin, il tourne à l’angle, et s’engage entre les maisons étroites, de briques noires et rouges. Il s’arrête en face d’une façade large, à porte cochère. Il pousse la lourde porte. Il pénètre sous une voûte sombre allant à une courette au fond de laquelle se situe une petite porte vitrée. C’est là.
Il frappe sur le carreau, un homme lui ouvre : Monsieur Beugnies, un homme de taille moyenne et d’âge mûr, au visage pâle, bien rasé. Il a de gros yeux, il est dégarni, et ramène quelques cheveux sur le haut du front. Il porte un costume marron, une chemise blanche, une cravate noire est nouée sur son col, et il a revêtu par-dessus un cache-poussière gris, à la façon des instituteurs. Car il est enseignant. Il l’a été, plutôt, il a vécu quarante années dans les couloirs et les classes de l’Institut des Frères de l’Assomption, initiant ses élèves aux douleurs de l’algèbre et de la trigonométrie.

Ils ne se parlent point. L’homme se tourne vers l’arrière de cette pièce qui semble une sorte d’atelier, meublé de peu. Un lavabo est fixé au mur du fond, une ampoule nue pend du plafond, et dispense une lueur si rare qu’elle paraît fournir plus de pénombre que de clarté. Michel sait ce qu’il faut faire : dans un coin de la pièce brûle un bon poêle de fonte, à charbon, et dans un autre se situe un vieux fauteuil de tissu aux accoudoirs en bois. Il se dirige de ce côté, commence à se dévêtir.

Il défait ses chaussures humides. Il ôte sa veste. Dessous, il porte son costume de mitron, son pantalon de coton bleu, sa chemise blanche encore enfarinée. Il les ôte. Il les pose tour à tour sur le fauteuil. Il n’hésite point lorsqu’il lui faut faire descendre son slip, ni retirer ses chaussettes. Et, lorsqu’il est nu, il attend, et ne parle point. Le poêle brûle comme un bon animal, dans son coin, et c’est pour Michel un réconfort, une présence bienveillante. Monsieur Beugnies se prépare. Il manipule un appareil photographique. Il règle un anneau, tourne une mollette, avec l’air de songer à un calcul connu de lui seul. Il regarde en direction de la porte vitrée, pour estimer la qualité de la lumière, et ses lèvres bougent toutes seules, car il est de ces individus qui parlent à voix basse lorsqu’ils ont besoin de réfléchir.
C’est l’affaire de cinq minutes. Cinq minutes durant lesquelles Michel demeure immobile et nu, dans l’attente que Monsieur Beugnies soit prêt. Celui-ci se tourne enfin, et dit simplement, en désignant le poêle de fonte : « Là. »

Michel se déplace devant le poêle dont il sent la chaleur sur ses fesses et ses cuisses. Il se tient droit, les bras le long de son corps, il ne bouge plus.

Monsieur Beugnies regarde Michel, de bas en haut, sans façons. Il semble effectuer une revue de la troupe. Etrange troupe, ce petit jeune homme nu, aux jambes fines et musclées, au sexe gris ourlé de poils très noirs, au ventre creux, à la poitrine
maigre, au cou fin, au visage triste surmonté d’une chevelure sombre. Ses bras tombent comme ceux d’un pendu. Alors l’homme lève son appareil de photographie à hauteur du visage, règle sa mise au point. Puis il déclenche. L’appareil laisse entendre un déclic sec, comme d’une brindille que l’on brise.

Michel ne bouge pas, il sait qu’il doit demeurer immobile encore quelques minutes, puis ce sera tout. Il se rhabillera, empochera vingt francs, et s’en ira. C’est à cela qu’il songe, tandis que le vieil homme le fixe du regard froid de son objectif : il songe qu’il en est aujourd’hui à sa huitième matinée, dans l’atelier à l’ampoule nue, au vieux fauteuil et au poêle de fonte. Il compte : déjà huit fois vingt francs, cent soixante francs. Quarante fois vingt, cela fera huit cents. C’est cela : huit cents francs, c’est ce que Nicole a dit que la dame avait dit. Huit cents francs…
Ses pensées reviennent au présent, au vieil homme qui abaisse son appareil sur sa poitrine, et prononce d’une voix lente : « Tournez-vous. »

Michel se tourne, les bras ballants, il présente son dos, ses épaules nues et ses fesses à l’objectif. Il entend encore un déclic. Puis l’homme dit : «Bien.»

Est-ce fini ? Pas encore. Michel sait qu’il gagnera ses vingt francs lorsque seront prononcées d’autres paroles : «C’est tout.» Le moment n’est pas venu, cependant que Monsieur Beugnies pose son appareil sur un tabouret et s’éponge les mains sur une serviette jaune. Il reste silencieux, regarde le jeune homme nu qui n’a, il le sait, pas encore le droit de se revêtir, puis il dit : « Un instant, je vous prie. Nous attendons quelqu’un. »
Ce n’est pas la première fois. L’avant-veille, une vieille dame était présente dans l’atelier lorsque Michel était arrivé. Il n’avait point fallu poser de questions, mais se dévêtir comme de coutume, et la vieille dame n’avait pas prêté attention à ce qui avait lieu. Michel avait posé ses vêtements sur le tabouret, car le fauteuil était posé au milieu de la pièce. La vieille dame y était assise, dans une robe noire. Elle n’avait point quitté le fauteuil, tout le temps que la séance avait duré. Dans sa robe, l’air indifférent, les lèvres serrées, le chignon dru. Michel s’était tenu debout, entièrement nu, à côté d’elle, et Monsieur Beugnies avait réalisé une douzaine de photographies, toutes identiques, de la dame assise et du jeune homme debout à ses côtés.

Puis il avait produit la petite phrase : «C’est tout.» Michel s’était rhabillé. La vieille dame ne l’avait point effleuré, ni du regard, ni de la main. Il avait reçu ses vingt francs, et s’en était allé. Oui, c’était l’avant-veille. Un mardi.

Ainsi en était-il depuis huit matins : Michel quittait la boulangerie dès que son labeur était accompli, prenait le tram de Mons, remontait la chaussée de Maubeuge.

Huit matins. Comment cela avait-il commencé ? Par hasard, presque. A la ducasse de Ghlin. Le ciel était incertain. Michel mangeait des beignets en marchant aux côtés de sa mère. Ils ne se parlaient point. Ils avaient rencontré Monsieur Beugnies devant un groupe de trompettistes, et avaient échangé quelques amabilités de rigueur. Car on se connaît. Michel avait fréquenté l’Institut des Frères de l’Assomption. Monsieur Beugnies avait été son professeur de mathématiques, en classe de troisième, deux années avant que celui-ci eût été admis à faire valoir ses droits à la retraite. C’était tout. Monsieur Beugnies avait regardé Michel sans faire montre d’aucun intérêt spécial, et l’on s’en était allé, chacun pour sa part, sous un crachin de septembre.

Une semaine plus tard, Michel recevait une lettre dans laquelle, par des termes neutres, Monsieur Beugnies lui indiquait certaines possibilités. Michel avait répondu.

Vingt francs, le prix de presque trois pains. Quarante matinées fois vingt francs. Huit cents francs… Huit cents francs, pour la dame qui délivrera Nicole du… de son ventre. On est imprudent, on ne sait pas ce que l’on fait, de toute éternité. Le ventre plein de Nicole pesait plus lourd que l’enfer, broyait la tête de Michel dans ses
mandibules. Il fallait ! il fallait huit cents francs… Il le fallait.

Monsieur Beugnies se tourne vers la porte vitrée. Un homme de grande taille, les cheveux fort courts, le regard métallique, se présente, pénètre dans l’atelier. Son pardessus noir est constellé de gouttelettes, et une bouffée d’air cru entre avec lui. Michel ne bronche point, mais il a reconnu Monsieur Vande Vliet, son ancien professeur d’histoire à l’Institut des Frères de l’Assomption.
Les deux hommes se saluent. Monsieur Vande Vliet extrait de sa poche profonde un illustré sur la couverture de laquelle Michel aperçoit une femme nue. Il indique la publication à Monsieur Beugnies qui, sans dire un mot, fait non de la tête. Monsieur Vande Vliet rempoche son illustré. Il se déplace vers le poêle, ôte son pardessus. Il porte un costume de bonne coupe, gris foncé, une cravate bleue. Il est debout, fait face. Michel obéit aux consignes que lui dicte Monsieur Beugnies, s’approche de son professeur d’histoire. Il se place à son côté, de face également. Tous deux sont donc côte à côte, droits, l’un nu, l’autre vêtu. Monsieur Vande Vliet sent la pluie, et le tabac froid. Monsieur Beugnies prononce : «Donnez-vous la main, et que vos doigts se croisent.»

Puis il porte l’appareil de photographie à son visage, effectue un réglage. Et l’on entend le déclic sec, comme d’une brindille que l’on brise.

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