Une histoire de la pub

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L’anglais utilise pour désigner la publicité un mot d’origine française, “advertising”, qui vient d’”avertir”, «faire remarquer», «donner un avis». Si l’on suit la piste linguistique, elle nous conduit tout droit à Montaigne, qui rêvait « d’avertissement » pour «faciliter les échanges entre les hommes, marchands ou non»: «Feu mon père m’a dit autrefois qu’il avait désiré qu’il y eut dans chaque ville un certain lieu désigné où ceux qui auraient besoin de quelque chose puissent se rendre et faire enregistrer leur affaire par un officier établi. (…) Ce moyen de nous entr’advertir apporterait une grande commodité au commerce public». On trouve déjà là en germe l’idée, ambivalente, de publicité comprise comme le fait de rendre public, et cette forme de communication partisane, cet «art d’exercer une action psychologique sur le public à des fins marchandes » (selon la définition du Robert) sous couvert d’échange et de sociabilité — mettre en relation des gens qui y ont intérêt, en somme, constituer un «marché » de relations publiques.

Il faudra toutefois attendre un siècle pour que l’idée d’«entr’advertissement» chère à Montaigne ne devienne une réalité concrète. En 1628, Théophraste Renaudot crée à Paris le premier bureau d’annonces, sorte d’agence de petites annonces particulières, répertoriant les demandes et les offres les plus diverses. Rencontrant un vif succès, il publie avec le soutien de Richelieu «La Gazette», périodique présentant les édits et publications royales, enrichi à partir de 1631 de feuilles volantes reproduisant les petites annonces. C’est la première forme de publicité de presse, suppléant les placards (les affiches), fortement réglementés.

«Publicité, sauvegarde du peuple»

En 1836, Emile de Girardin, patron de presse lance un nouveau journal, « La Presse». Il veut «vendre bon marché pour vendre beaucoup et inversement». Pour y parvenir sans sacrifier la qualité, il ouvre ses colonnes à l’annonce commerciale. «L’annonce, disait Girardin, doit être franche, simple et concise. La publicité, ainsi comprise se réduit à dire: dans telle rue, à tel numéro, on vend tel produit à tel prix». Cette pratique est immédiatement dénoncée par Louis Blanc, pour qui «le journalisme allait devenir le porte-voix de la spéculation». Quelques années plus tôt, Charles Havas crée la première agence d’information internationale qui ne tarde pas à gérer les espaces publicitaires. Dans la foulée apparaissent les premiers courtiers en publicité. En 1865, les petites annonces représentent déjà un tiers de l’espace des journaux. C’est pendant cette période que l’affiche commerciale, bénéficiant du progrès des techniques d’impression lithographique à partir du XVIIIe siècle, colonise bientôt murs et palissades 1.

Au départ, les publicitaires et surtout les annonceurs ont un besoin crucial de la presse, sans laquelle ils ne toucheraient pas les consommateurs dans de bonnes conditions. Mais la relation de dépendance va rapidement s’inverser. Si l’essor considérable de la presse avant et surtout après la Révolution française a fortement épaulé le développement, l’autonomisation, puis l’institutionnalisation de ce que le philosophe Habermas appelle la «sphère publique bourgeoise», celle-ci va progressivement perdre son caractère politique au profit d’une marchandisation de la culture dont la publicité va devenir le paradigme. Ou, pour le dire brièvement, la publicité en tant que manipulation a pris le dessus sur la Publicité critique et la sphère publique a été envahie par la commercialisation. L’évolution du mot « publiciste » est à cet égard intéressante. Il désigne tout d’abord celui qui écrit sur le droit public (XVIIIe siècle), puis l’écrivain politique, le journaliste (XIXe), et finalement l’agent de publicité (XXe).

Rien, pas même la
guerre, n’échappe à la récupération publicitaire. Kraus raconte comment il a été frappé, à Vienne, en 1914, par une affiche qui reproduisait le texte de la déclaration de guerre à la Serbie rédigé par l’empereur et qui était entourée de deux placards publicitaires, un pour un restaurant populaire et un autre pour une fabrique de chaussures. Mais ses illusions quant à la possibilité d’échapper au processus qui transforme toute chose en marchandise, ou en moyen de la vendre, ont dû tomber lorsqu’il vit que l’exploit «héroïque» d’un tireur autrichien, qui avait réussi en un seul jour à abattre soixante-sept Russes avec un fusil Mannlicher à lunette, fournit à la firme Reichert, qui fabriquait la lunette en question, l’occasion d’une publicité pour la qualité et les performances de ses appareils optiques 2.

L’époque des relations publiques généralisées

Pendant la Première Guerre mondiale, les techniques de propagande sont expérimentées «scientifiquement» par le journaliste Walter Lippmann et le psychologue Edward Bernays (ci-contre) (1891-1995), neveu de Sigmund Freud. Les grandes firmes issues de la révolution industrielle sont confrontées au défi de créer un marché de masse et de façonner une demande inorganisée. Dès 1892, par exemple, Coca-Cola se dote d’un des principaux budgets publicitaires au monde. Les dirigeants de cette firme conçoivent la publicité à l’intention du plus grand nombre possible d’acheteurs potentiels. «La répétition, déclare l’un d’eux, peut venir à bout de tout. Une goutte d’eau finira par traverser un rocher. Si vous frappez juste et sans discontinuer, le clou s’enfoncera dans la tête» 3.

Trouver des acheteurs, qui «n’ont pas besoin de ce qu’ils désirent et ne désirent pas ce dont ils ont besoin», pour tout ce que l’industrie est désormais capable de produire, telle est la visée de la nouvelle discipline que Bernays a mis au point, les «relations avec le public» (public relations). Et le neveu de Freud de prêcher que si les besoins des gens sont limités par nature, leurs désirs sont par essence illimités. Pour les faire croître, nous rappelle le philosophe André Gorz ,il suffit de se débarrasser de l’idée, fausse, que les achats des individus répondent à des besoins pratiques et à des considérations rationnelles. C’est aux ressorts inconscients, aux motivations irrationnelles, aux fantasmes et aux désirs inavoués des gens qu’il faut faire appel. Au lieu de s’adresser, comme elle l’a fait jusque-là, au sens pratique des acheteurs, la publicité doit contenir un message qui transforme les produits, même les plus triviaux, en vecteurs d’un sens symbolique. Il faut en appeler aux « émotions irrationnelles », créer une culture de la consommation, produire le consommateur type qui cherche, et trouve, dans la consommation, un moyen d’exprimer son innermost self (son «moi le plus intime») ou, comme l’affirmeune publicité des années 1920, «ce que vous avez d’unique et de plus précieux mais qui reste caché».

La campagne pour American Tobacco Company dans les années 20 pour inciter les femmes à fumer consiste, par exemple, à associer visuellement de façon constante la cigarette et les droits ou la liberté de la femme. Cette campagne fit tant augmenter les ventes que la société Philip Morris reprit plus tard cette idée pour les hommes et lança le fameux cow-boy Marlboro. «Vous avez transformé les gens en infatigables machines à bonheur» («constantly moving happiness machines»), dit le président Hoover à Bernays. Celui-ci était parfaitement conscient d’avoir, en même temps, transformé des citoyens potentiellement dangereux pour l’ordre établi en consommateurs dociles. Les gouvernants, pensait-il, allaient pouvoir agir à leur guise aussi longtemps qu’ils sauraient canaliser les intérêts de la population vers et par le désir
individuel de consommer 4.

Selon les pays, la pub a pu devenir cette industrie de transformation de la conscience sociale avec un plus ou moins grand retard sur les Etats-Unis. Chez nous par exemple, lors de la création de l’INR, le législateur interdit toute activité commerciale et toute forme de publicité. La première publicité commerciale ne débarque sur les ondes de la radio-télé de service public qu’en avril 1991, après d’âpres discussions, toujours pas éteintes 5. Avec la multiplication des médias électriques (cinéma, radio), électroniques (télévision) et numériques (Internet), elle bénéficie aujourd’hui d’une palette de techniques de persuasion très affinées pour vaincre la barrière du bruit, déjouer notre méfiance et venir incruster dans notre esprit un message très précis.

Notes:

  1. «Les murs s’affichent», catalogue de l’exposition du Musée d’Ixelles (21 octobre 2004-16 janvier 2005), Bruxelles, Alice Ed., 2005.
  2. Rapporté dans Jacques Bouveresse, “Schmock ou le triomphe du journalisme”, Paris, Seuil, 2001, pp 57-58.
  3. Cf. Richard S. Tedlow, “L’Audace et le marché. L’invention du marketing aux Etats-Unis”, Odile Jacob, Paris, 1997.
  4. André Gorz, “L’immatériel. Connaissance, valeur et capital”, Galilée, 2003.
  5. Cf. B. Hennebert, «La RTBF est aussi la nôtre», Bxl, Aden, 2006.

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