Ça a beau être pour rien, il faut voir à s’y faire à ces petites croisières en camion, par lesquelles l’on s’en revient peinard de Pologne – autant dire, de nulle part – couché dans une vulgaire remorque de semi-marchandise, en ce cas précis-ci humaine, mais vulgaire,
considérée comme telle malgré la chair génétiquement certifiée bipède et
le cerveau pensant – la méditation de fond de remorque en témoigne,
l’instinct de voyageur, la pensée empoétisée par la lassitude des
membres, les variations sur le rien qui font face en témoignent :
la pensée, parlons-en, tortueuse, abusive, on l’occupe comme ça vient,
dans le noir absolu de la caisse elle ne peut se repaître des noms de
village imprononçables, qui immanquablement défilent au grand air devant
la vitre embuée du camion, et que le chauffeur plus que probablement
tourne et retourne sur le bout de sa langue pour tenter – mais cette
litanie l’assomme plus encore – de rester éveillé au volant, sans quoi
son camion, sa précieuse cargaison et lui-même, s’offriront un moment de
patauge dans les fossés qui ourlent la route polono-provinciale sur
laquelle ils se sont lancés :
semi calé à fond de remorque, le corps, foi de Marzi, ne goûte pas cette
petite escapade, ça lui engourdifie les membres, ça les racracapote et
au final si on l’oublie, il se paie des escarres, option prise sur
nécrose ; ça serait pas de la luxure que de tourner et retourner sa
chair, une fois tous les deux, trois cents kilomètres, de pas s’écraser
de tous ses reins sur le bois, d’avoir un trou dans le bois pour la
respiration, un autre pour éliminer toutes ces choses que l’organisme
élimine et qui par le trou dans la planche parfois passent, parfois,
consistance oblige, ne passent pas :
le bois, parlons-en, du chêne, de ce bois dont on fait la tête hébétée
des papes et les tonneaux de vodka d’où sortent – comme d’un chapeau de
Merlin les lapins avinés – des jumeaux (forcément homophones, mais dans
ce cas également homophobes) assoiffés de pouvoir ; du chêne bien
dégauchi, bien raboté, beau quartier, mais de la cage à mort, du
cercueil de première qualité, dessiné en Belgique, assemblé en Pologne –
est-ce à dire nulle part ? –, bel ouvrage, dans lequel je voyage, pas
des plus confortables, mais a-t-on le choix, quand on s’appelle Marzi et
qu’on a les poulets poloniais au cul ?
en fait d’agence de voyage, j’aurais mieux fait de ne pas croiser la
route du chat et du renard, ça m’aurait évité des tournures de membre,
des meurtrissures d’esprit ; comment ça s’est passé, je ne sais même
plus, mais pour rentrer en pays mosan, j’étais prêt à tout, et,
touchotant du bois, je me disais ces deux-là tombés droit du ciel ; je
nous revois, assis sur un rocher surplombant l’entrepôt, on s’envoyait
des litres de vin de cerise, désoeuvrés comme pas trois, Chat le chat me
fixait de ses yeux glauques, bavait dans sa moustache, Renard le renard
écoutait, bourré, mais préparait son plan, aiguisait ses canines
d’égorgeur de galinettes :
« tu vois les camions qui s’en vont vers la Vieillegique, disait Renard,
ils portent les cercueils en bon chêne de Pologne, le sapin c’est juste
assez bon pour les moujiks, là-bas, les morts ne lésinent pas sur les
essences, quitte à les brûler, on les préfère emballés dans du chêne ;
tu verras dit Chat, le chêne est un excellent conducteur, tu seras chez
toi avant même d’avoir cuvé ces trois litres de vichnoufka – pourquoi
ses yeux porcins évitaient-ils les miens ? – ; un transport en caisse
contre tes bottes, Marzi, c’est pas du larcin, c’est gratoche, c’est
pour rien » :
« dans les cercueils, poursuivait Renard, il y a des meubles en style de
Herve et en pièces détachées – destination Viellegique, ici le chêne est
pour rien et à l’ouvrier polonais, il faut de l’alcool de patate, Marzi,
au final, c’est moins cher que la bière ! t’es pas clandestin, tu prends
juste place parmi tout ce
bois mort » – j’ai enlevé mes grolles, puis
j’ai embarqué mes carcasses dans des cercueils destinés à je ne sais
qui, je ne tenais pas savoir pour quel refroidi je la réchauffais :
mes carcasses : au moins je ne voyage pas seul, ce salaud d’Yvan, je
l’ai fourré dans la caisse à côté, et le Tocard aussi, qui avait osé me
le ravir, l’Yvan, de ses grasses mains gluantes de schnitzels; on ne
badine pas avec l’amour, je leur musais à tous les deux, tout en les
rondellant à la scie circulaire, moi vivant, on ne pourra plus rien pour
vous ; j’en ai quand même bavé, car j’avais beau l’aimer, l’Yvan, à la
fin je savais plus reconnaître ses morceaux de ceux du Tocard, du coup
ils occupent deux cercueils, mais mélangés, j’aurais dû apposer des
étiquettes sur leurs tronçons respectifs :
je pensais que c’était l’affaire d’un jour, et qu’au réveil j’aurais vu
la Meuse, ses péniches et mes copains d’alors m’offrir la bienvenue à
grands coups de ce liquide proche de l’or dont mon souvenir est baigné,
mais les illusions passent – l’eau sous le pont des Arches – et à
présent, un esprit foutu dans un corps foutu, j’attends, les vibrations
depuis longtemps ont cessé de détricoter mes pantalons, on arrive, on
n’arrive pas, on n’arrivera jamais si on ne démarre pas, pourquoi ne
démarre-t-on pas ? où est-on ? où va-t-on ? le couvercle est fermé, mais
nom d’un chien ça schlingue le Tocard en décomposition :
le couvercle s’ouvre et je vois un tunnel long, un tunnel illuminé, je
vais bientôt me lever et marcher comme dans de l’ouate, je l’ai lu dans
des livres ridicuculs, une voix vient à mes oreilles, cotonneuse
d’abord, puis plus proche, et je devine enfin un visage, un menton
glabre avec de belles moustaches, il a même un képi, et il sent bon le
sable chaud, c’est tout bon pour Marzi, ça, ça sent l’aller simple pour
les dark rooms du paradis ça ! : « Chef ! Chef ! Y en a un entier et
vivant, qu’est-ce qu’on en fait ? » :