Neuromarketing: le cerveau est un champ de bataille

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Chaque civilisation est hantée par de grands mystères. Par exemple: quand on demande à un groupe de personnes s’ils préfèrent le Pepsi Cola ou le Coca-Cola, ils vous répondront plutôt «Coca». Pratiquez un test de dégustation «à l’aveugle» et le même groupe désignera Pepsi comme le meilleur soda. Organisez une autre batterie de tests mais cette fois avec les étiquettes des marques bien visibles et pas forcément liées au bon liquide : peu importe la boisson dans le verre, les testeurs préfèrent celle qui est reliée à la marque Coca. N’est-ce pas fascinant?

En 2003, Read Montague, un chercheur texan refait le test en mettant la tête des goûteurs dans un scanner. Eurêka! Et surtout Bingo! Lors du test «à l’aveugle», la dégustation du Pepsi excite davantage une zone du cerveau reptilien, le putamen, considérée comme le siège des plaisirs immédiats et instinctifs. Quand les cobayes connaissent la marque, ce n’est plus le Putamen qui est titillé mais d’autres zones dans une autre partie du cerveau : le cortex préfrontal et l’hyppocampe, où siègent la mémoire et la conscience.
Conclusion (neuro-scientifique): quand la marque apparaît, les messages destinés au cerveau reptilien sont surcodés par des infos destinées à d’autres zones du cerveau. L’entrée en scène de la mémoire et de la conscience implique l’inhibition du goût et du plaisir! En définitive, ce qui compte, ce n’est pas la saveur d’un produit mais le «pouvoir» de la marque — celui de s’incruster dans les souvenirs et dans la conscience du consommateur. Ce que les initiés appellent le Branding (le travail sur l’image de la marque et la fascination qu’elle suscite) ne donne pas un simple «plus» commercial, c’est le fondement de toute pratique économique. À l’inverse, le goût d’un produit devient secondaire! Tout se joue dans l’annexion des cerveaux: le neuromarketing en né.

La valeur du bavardage

Le doc Montague n’a pourtant rien découvert que les gourous de la pub ne sachent déjà (et d’ailleurs pour trouver la trace d’un branding dans des cerveaux, les neurones devaient être « marqués » au préalable). Le neuromarketing, c’est un peu de la recherche expérimentale qui court derrière ses applications pratiques. À l’ère du supermarché, la difficulté économique n’est plus tant de produire les marchandises que de réussir à les vendre – il y a bien longtemps qu’une automobile n’est plus fabriquée que si elle a déjà été vendue. Dans l’économie de la surproduction, ce qui est rare, c’est le client. Et les entreprises n’ont attendu aucune preuve scientifique avant d’investir jusqu’à 40% de leur chiffre d’affaire (avec des pics au-delà de 50% dans le business de l’entertainment) dans la publicité. Tout bon marchand doit savoir s’infiltrer dans les cerveaux, là où jaillissent les matières premières de l’économie occidentale – les désirs, les croyances, les rêves et la mémoire. Tout bon marchand doit savoir capturer l’attention de son public. S’il y a une nouvelle économie, elle n’est sans doute pas autant de la connaissance et de l’information que de l’attention.

Les voix qui hurlent au scandale quand le président de TF1 affirme «Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible» sont teintées d’une profonde ignorance des bouleversements de l’économie mondiale. Les films et les programmes télés «made in USA», qui figurent au top des produits d’exportation du pays, étaient arrosés, en 2004, par quelques 3,4 milliards de $ pour «placer» des produits au coeur même des scénarii ou des informations. En 2009, les analystes du business estiment et espèrent que ce chiffre atteindra les 9 milliards! C’est que réussir à bien intégrer une marchandise dans une belle histoire, on le sait depuis longtemps, ça peut rapporter gros : en 1982 déjà, dans une scène clé de E.T., Spielberg fait « intervenir » des friandises… leurs ventes augmentent de 65%! Par la suite, Men In Black sera une gigantesque pub pour Ray Ban (plus de 300% d’augmentation de vente du modèle porté par les 2
héros!); Matrix, pour les téléphones Erickson,… c’est plus de 100~000 messages publicitaires qui passent chaque année sur les petits ou grands écrans. Et pas avant le programme ou pendant l’entracte mais dans le programme.

Le travail fondamental de l’entreprise d’aujourd’hui est d’ordre mental : elle construit, à même les cerveaux, un monde avec ses manières de s’habiller, de parler, de se déplacer, de manger, de vivre sa sexualité, d’aménager l’espace et le temps,… L’attention, qui est la matière première de cette industrie-là, n’est pas qu’une affaire de conscience, bien au contraire. Le travail de Coca-Cola pour détourner le message vers une zone du cerveau préalablement aménagée s’effectue en-dessous de la conscience. Il s’effectue là où s’usinent les désirs, se forgent les croyances et s’impriment les mémoires (le cinéma, la radio, la télévision), là où on prépare le moment du choix conscient et du jugement de valeur.

Le marketing viral est peut-être la forme la plus accomplie de cette stratégie publicitaire qui vise l’annexion de tous les canaux qui portent à l’attention du cerveau humain. Très répandue sur le net, cette technique consiste à infilter les conversations en s’accordant les faveurs des « leaders d’opinion», en s’invitant dans des forums de discussions spécialisées, en imaginant le support qui permettra à la marque de circuler au travers du carnet d’adresses électroniques de milliers de consommateurs consentants qu’ils en soient conscients ou pas. Le marketing viral s’approprie à des fins exclusivement privées l’un des derniers territoires qu’on croyait encore complètement public, collectif et spontané : celui du bouche-à-oreille et du bavardage.

La bataille de l’esprit

Le magazine canadien Adbuster 1 lui non plus n’a pas attendu les travaux du Doc Montague pour prétendre, dès ses premiers numéros en 1989, qu’une véritable « bataille de l’esprit » opposerait ceux qui s’appuient sur les mass-médias dans le but de coloniser l’ensemble des cerveaux humains et ceux qui inventent une lutte de libération et d’autonomisation neuronales qui tente de déserrer l’emprise des marchandises sur les discours. Les rédacteurs de cette revue formulent l’hypothèse d’un lien causal entre les quelque 3000 messages publicitaires qui bombardent quotidiennement les cerveaux 2 et l’épidémie de maladie mentale qui touche les populations occidentales (voir C4 n°, novembre-décembre 2006). Le milieu où se développe «traditionnellement» la pensée, les idées, les désirs, les chants, la sensualité, le goût, l’imaginaire est soumis à une pollution aux conséquences hautement toxiques.

Selon Adbuster, inutile de répondre par le classique discours critique: le problème ce n’est pas de savoir si la pub dit ou non la vérité, c’est celui de ses effets sur nos cerveaux, sur nos désirs, sur nos équilibres mentaux et nos sensibilités. Quand la production de culture et la ciculation de parole n’ont plus pour source les rapports qui se nouent spontanément entre individus mais deviennent de véritables produits de synthèses, fabriqués en série par des boîtes de com, c’est l’asphyxie neuronale et l’atrophie cérébrale, la déprime et l’angoisse généralisées La seule solution pour s’en sortir passe par une pratique thérapeutique, l’écologie mentale: une espèce d’art (martial) de vie dans le respect de la bio-diversité des connexions neuronales et des pensées dérivantes. Une esthétique de l’inutilité économique et une technique de la re-combinaison infinie mais gratuite des formes imaginaires. Et des désirs irrécupérables: bon-à-rien improductif.

Reste un autre problème fondamental: si on ne vend plus nos (bonnes) idées, comment est-ce qu’on va vivre?

Notes:

  1. L’ensemble de l’article s’inspire largement d’un ouvrage dédié au travail de cette revue : Errore di sistema – teoria e pratiche di Adbusters de Franco «Bifo» Berardi, Lorenza Pignatti et Marco Magagnoli, ed. Feltrinelli, 2003.
  2. Ces chiffres sont ceux qu’avançait la revue Adbsuter au début des années 2000, ils concernaient le public nord-américain.

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